Interview Vrais Savent : Arm

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Après avoir œuvré pendant près de 20 ans pour un rap à sa manière, profond, presque onirique et aérien, loin des ficelles classiques du genre, Arm revient avec Temps Réel, un EP qui vient clôturer son aventure dans le rap. Il est revenu avec nous sur son parcours, ses débuts avec Psykick Lyrikah, sa singularité, son futur musical. Mais aussi sa vision du monde actuel, de l'industrie de la musique, ses liens avec Vîrus et évidemment les références présentes dans le disque, comme Satoshi Kon, Dune ou Bioshock.

Arm Temps Réel
ArmTemps Réel ©Giorgio Arjello

Tu fais du rap depuis bientôt 20 ans. Ton premier disque est sorti en 2004 avec Psykick Lyrikah. Là tu as dit que ce serait ton tout dernier projet rap. Quand est-ce que tu t’es dit que ce serait la fin pour toi en terme de rap ?

Ça fait plusieurs disques déjà que j’me le dis. Mais j’intègre quand même toujours des morceaux de rap à mes projets. Là j’étais en train de préparer un disque qu’il ne l’était pas du tout quand on a mis en route cet EP. Mais je pense que ça fait un petit moment que j’y pense. Et qu’il fallait que je sorte encore quelques morceaux parce que j’en avais envie. Et là j’pense que c’est bon, cet EP il a permis de clôturer tout ça.

Comment est née cette réflexion de te dire « je vais arrêter le rap » ? C’est venu avec le temps ?

Ouais c’était vraiment progressivement. Déjà en tant qu’auditeur j’écoute de moins en moins de rap. Et plutôt que de faire le vieux con, qui en vieillissant commence à regarder le rap d’un œil un peu suspicieux en disant que c’était mieux avant, ce qui n’est pas mon cas. Je préfère me dire que c’est juste une démarche naturelle. Parfois on s’éloigne de certaines choses parce qu’on a une culture assez complète aussi. Maintenant je trouve qu’y a beaucoup de choses qu’on été faites dans le rap, et dans ce que j’entends aujourd’hui je trouve qu’y a plein de super trucs, j’peux pas dire le contraire, mais souvent même les supers trucs je trouve que c’est des assemblages de choses déjà existantes. C’est le cas dans tout domaine artistique, c’est normal. Mais moi j’vibre moins comme j’ai vibré pendant encore ces 15 dernières années. J’me tenais au courant de tout ce qui se faisait, j’adorais les trucs un peu nouveaux. Mais tout, underground, mainstream. Et là j’sens que c’est moins le truc. J’ai des potes qui m’envoient des clips, des mixtapes, des albums et à chaque fois j’écoute je me dis “mouais…”

Tu as moins la flamme auditrice ?

C’est ça, et donc du coup ça a déteint sur moi en tant qu’artiste. Parce que c’est vrai que tu disais que j’ai sorti mon premier album en 2004. J’ai l’impression d’avoir fait le tour aussi. D’avoir acquis des automatismes dont j’ai du mal à me défaire. Alors ça fait deux trois disques que je fais quand même très attention à ma façon d’écrire et ma façon de rapper. J’essaie de renouveler la chose, mais n’empêche que je sens que j’en ai un peu marre. Et puis c’est pas tant que j’aime plus le rap, mais j’ai aussi envie de faire autre chose. Je préfère voir le verre à moitié plein et penser à ce que j’ai envie de faire plutôt que mal parler du rap. Parce que ça reste une musique que j’adore.

Tu es peut-être venu à bout de toi ce que tu pouvais proposer dans le rap ?

C’est ça. J’en parlais avec Vîrus au téléphone il y a quelque temps. On a les mêmes réflexions. C’est-à-dire qu’on creuse des sillons qui ont été très précis, très définis, très dense, très dark, et c’est pas infini ces sillons-là. Si tu les creuses trop, tu tournes en rond et tu deviens un peu une caricature de toi-même. Moi c’est ce que je veux éviter. 

Comment tu as conçu ce dernier EP ? Tu savais que ce serait le dernier ?

Pas vraiment. Je pensais que ce serait une parenthèse avant l’album. Parce que l’album qui suit il est vraiment en tout début de réalisation donc à mon avis il sort pas avant 2022. Et donc je me suis dit que ce serait bien de sortir quelque chose entre-temps, de plus spontané, de fait plus rapidement. J’en ai parlé à mon label ils m’ont dit « Ok on te suit par contre si tu veux que ce soit une sortie rapide ce sera du digital uniquement« . Mais non sur le coup j’me suis pas dit que ce seraient mes derniers morceaux de rap. C’est quand j’ai entendu le disque fini et même quand j’ai écrit le petit texte qui accompagnait la sortie de l’EP que ça m’est venu presque.

Tu as dit que tu continuerais quand même de faire de la musique. C’est l’album sur lequel tu es en train de bosser ?

Ouais exactement. Mais finalement tu sais c’est un peu des effets d’annonce parce que, depuis mes premiers albums tu peux isoler des morceaux qui sont pas rap. Finalement ce que je m’apprête à faire c’est une direction qu’empruntaient déjà ces morceaux-là.

Justement est-ce que ça va complètement dérouter ton public où est-ce que c’est une espèce de continuité logique dans ton parcours musical ?

C’est une continuité logique. Des morceaux instrumentaux il y en a déjà depuis le premier album. Des morceaux sans beat, il y en a déjà depuis le premier disque. Des morceaux chantés il y en a déjà depuis plusieurs albums. Donc c’est plutôt cette voie-là que j’emprunte. J’veux que ce soit plus cinématographique encore, que ça prenne plus son temps, que ce soit moins bavard. Mais ça va pas être du reggae ou de la chanson française non plus. J’vais pas prendre un virage à 180 degrés. Je pense que c’est une continuité artistique qui me semble évidente.

Et par exemple l’année dernière tu as été sur l’album d’Octave Noire. Est-ce que potentiellement on pourra te réentendre faire du rap sur des featurings où est ce que c’est terminé totalement le rap ?

Non non là j’ai déjà des feats en cours. Donc non je ferais avec grand plaisir un couplet de temps en temps et si j’ai envie de faire un morceau de rap peut-être que j’le sortirais à part, sur soundcloud ou quoi. Mais moi j’ai besoin de m’imposer des dogmes pour faire des albums, pour qu’il y ait une ligne directrice. Si j’me dis pas “le prochain il est pas rap” j’me connais, j’vais partir dans autre chose et puis en cours de route j’vais intégrer un, deux, trois morceaux de rap. Comme je l’ai fais sur Dernier Empereur, comme je l’ai fait sur Codé. Et j’pense que du coup ça va ressembler aux disques précédents et c’est ce que j’veux pas.

L’idée c’est de t’auto-mettre des barrières pour être sûr de ta créativité.

Ouais c’est ça et puis s’imposer des contraintes. Quand j’parle de dogme j’fais référence aux Dogma du cinéma. C’était important pour eux de s’imposer ça. Y a pas eu que du bon mais ça les a obligé à creuser. Et à ne pas tomber dans certains d’automatismes dans lesquels ils pouvaient tomber.

Et d’être obligé de, encore une fois, en terme de créativité, penser les choses autrement. Pour rester sur les feats, juste une petite aparté. On a parlé de Vîrus un tout petit peu avant mais, quand tu as sorti Codé, il y avait un featuring avec Vîrus. Vous avez même fait une petite tournée ensemble sous le nom de G.R.I.S.

Alors pas vraiment. On a fait qu’un concert sous ce nom-là. C’était un peu un plan foireux mais nous on s’est éclatés à le faire. Et on n’a pas eu de bol parce que ça a été hyper mal annoncé. Comme c’était une compagnie de théâtre qui nous invitait, ça a été annoncé comme une création de la compagnie. Le casting était pas du tout défini. On nous a foutu sur cette scène à 19h alors que l’entrée du festival était bloquée à cause d’un bug de QR Code. Je suis pas certain qu’on aurait eu beaucoup plus de monde, mais c’était hyper bizarre. Ce concert, il était un peu foireux pour nous, mais on s’est bien amusé. Ça faisait 3 ou 4 jours qu’on était à Aulnoye-Aymeries pour travailler ça. L’idée c’était de mélanger nos répertoires avec Pierre et Thomas aux machines. Par contre les autres plateaux qu’on a pu faire ensemble c’était des plateaux où on avait chacun notre set et où on se retrouvait sur Cap Gris.
Mais G.R.I.S on aimerait bien en faire quelque chose.

C’était la question qui allait venir. Comment s’est fait cette connexion et est ce que potentiellement on pourra revoir cette formation ?

On a bossé pour pas grand-chose mais ça nous a donné envie de creuser. Comment ça s’est fait.. j’étais beaucoup à Aulnoye-Aymeries pour une création de théâtre à laquelle j’ai participé. Et ce metteur en scène-là tous les ans a une carte blanche au festival des Nuits Secrètes. Et il m’a demandé si j’avais un truc à proposer. Donc j’ai proposé de venir avec des amis qui font de la musique et puis d’inviter Virus et de mélanger nos répertoires.

Pour ceux qui connaissent ton répertoire et celui de Vîrus c’est un format intéressant parce que c’est un peu hybride. Vos couplets se répondaient, et en même temps avec vos univers singuliers, qui peuvent s’éloigner, il y avait un contraste de vous entendre sur une même instru.

Nous on a adoré l’exercice et c’est pour ça que nous on aurait bien envie de prendre le temps et quand les conditions le permettront de s’enfermer une semaine ou deux pour faire quelque chose de tout ça. Évidemment, là on prenait des bouts de choses existantes. L’idée ce serait de partir de zéro et on resterait dans cet esprit aussi de machine modulaire et truc un peu live.

C’était le truc intéressant musicalement justement. Et pour un public qui ne vous connaît pas, il sait pas forcément que vous êtes deux rappeurs à la base qui rappent sur des instrus différentes.

Grave, et puis ils savaient pas que c’était une création.

Pour revenir rapidement sur ton parcours, il y a eu tes projets avec Psykick Lyrikah, puis en solo en tant qu’Arm. Tu as toujours eu une singularité, même si elle s’est forcément développée avec le temps. Comment tu l’as trouvé cette singularité ? C’était naturel ou tu l’as travaillé justement ?

J’ai pas vraiment travaillé quoi que ce soit. Je pense que c’est d’abord ma façon d’écrire qui a été un peu étrange dès le début et voyant que ça prenait du sens avec de la musique j’ai creusé. J’ai jamais eu peur d’avoir un flow à côté ou une façon d’écrire à côté. Ça m’a pas dérangé, parce que je voyais qu’il y avait des gens à qui ça parlait. J’ai toujours été gêné, en tant qu’auditeur de musique très généraliste, des choses trop limitées. Quand j’ai commencé le rap, on rappait sur des faces B, mais très vite ça m’a fait chier de rapper sur du 90 BPM, pied, charlest, caisse claire, basse et une boucle de sample. Donc j’pense que c’est parti de mes goûts musicaux qui étaient assez large. J’étais autant hypé par des albums du Wu Tang que par des albums de Godspeed You! Black Emperor. Et je pense que ça s’est ressenti assez vite, ce côté justement planant, instrumental, un peu post-rock ou alternatif, toutes les étiquettes que tu peux donner. Mais j’ai jamais voulu tomber dans une caricature, ou dans le stéréotype un peu attendu qui fait que comme tu proposes un rap différent, il faut que ce soit ultra différent et donc ultra bizarre et ultra chelou avec des paroles ultra abstraites. J’ai toujours voulu garder l’énergie peura, et par contre musicalement ouvrir les vannes. Je pense que ça a joué. Je prends souvent un exemple même si c’est beaucoup plus hip-hop, mais Dälek, c’est un duo hip-hop du New Jersey, et c’est vraiment des instru… Ça a un côté très noise mais par contre dans le flow c’est très peura quoi. Et moi j’aime bien ces choses-là. J’voulais tomber ni dans un truc trop peura, ni dans un truc trop musicien. Donc j’ai fait ma tambouille au milieu de ça. Sans vraiment réfléchir à quoi que ce soit. Y a des albums plus rap que d’autres et voilà.

Tu en parlais un peu tout à l’heure, mais à partir du milieu des années 2010 tu as commencé à proposer du rap qui était encore plus singulier que ce que tu avais pu faire avant, avec encore moins de beat, c’est encore moins kické. Avec une forme particulière de poser ta voix. Au final c’est presque du Cloud Rap avant l’heure. Comment tu l’as travaillé cette évolution ? Ce côté un peu moins rappé et un peu plus “planant”.

J’sais pas trop en fait. J’pense que les débuts de Psykick sont très influencés par ce qu’on écoutait. C’est-à-dire principalement des trucs comme Cannibal Ox, les Anglais de Big Dada, des mecs comme Roots Manuva. Après moi je me suis retrouvé entouré à Rennes de gens issus de la scène plutôt rock indé. J’ai rencontré des gens comme Olivier Mellano ou Laetitia Sheriff. Et je pense qu’un album comme Vu D’ici il a aussi été influencé par ça. Et puis après moi en tant qu’auditeur c’est vrai que j’étais toujours entouré de gens qui n’y connaissaient pas grand-chose en rap. Ils écoutaient que des trucs trop alternatif et ça me faisait chier parce que moi c’était la grosse déferlante rap américain, rap sudiste, et j’étais ultra fan de ça. Y a un vrai tournant j’pense à partir de Derrière Moi où j’ai assumé d’avoir un plus gros son, des synthés, des trucs un peu plus catchy. Et pour moi ça a été un nouveau point de départ. Après il y a eu d’autres méandres. Mais un album comme Psaumes ou Temps Réel c’est des choses que j’aurais pas imaginé faire y a encore quelques années. Il y a eu un espèce de tournant un peu libérateur et décomplexé. Pas de soucis je chante, je fous de l’autotune à fond, je rappe sur des trucs trap, sur des trucs chelous. Esthétiquement y avait plus de barrières en fait.

Ce qui est cool c’est que tu arrives à garder ta patte artistique et ta singularité dans ces différentes choses-là.

Au sein d’un album, quand je fais un morceau, je pense pas à tout ça. Mais quand je dois agencer les morceaux entre eux, quand je construis l’album, c’est des choses auxquelles je fais attention. C’est-à-dire que je vois ça comme un découpage de film. J’fais très attention dans la façon dont ça commence, dont ça évolue, les longueurs, les climax, les ruptures, le final. Pour moi tout ça c’est ultra important. Et quand j’ai le plan après je sculpte, j’écris, je peaufine, je change des petits trucs, mais le plan, le découpage musical, souvent il est fait dans un premier temps. Et je pense que ça joue sur la cohérence des disques aussi. Tu prends tous les albums, tu vas vite capter que le premier morceau il a vraiment une gueule de premier morceau, le final il y a toujours une gueule de final. Y compris dans l’EP d’ailleurs.

Ce qui est aussi intéressant. C’est que tu as une écriture qui n’est pas forcément super abordable à la première écoute. Elle n’est pas… onirique, mais on ne peut pas déceler tout ce que tu veux dire si on n’a pas une écoute attentive. Et malgré tout, par ta façon de poser ta voix, d’avoir des instrus un peu particulières, tu arrives quand même à transmettre une émotion et même parfois à être bouleversant.

Parfois je me laisse embarquer. Je dis toujours que je fais de la peinture mais en texte. Tu peux être ému par une peinture, tu captes pas bien les techniques, tu captes pas bien pourquoi. Ou par un film, qui peut être un road movie, un peu long, planant, un peu chiant, et pourtant il te touche. Moi j’aime bien imaginer l’écriture comme quelque chose qui me porte aussi et qui me déstabilise. Et encore une fois j’ai pas peur de me laisser embarquer par des trucs qui me dépassent. Peut-être qu’ils sont de l’ordre de l’inconscient ou parfois même d’une écriture automatique je sais pas. Mais en tout cas j’aime à penser l’idée que c’est bien d’expérimenter. Parce qu’on parle de musique, donc on parle d’artistique, donc normalement il devrait y avoir aucune barrière. Et il y a toujours ce truc, notamment dans le rap qui te ramène à “Quel est le message? Qu’est-ce que tu racontes” ? Donc il faut toujours que ce soit rap rigolo, ou rap conscient, ou rap hardcore, alors que j’ai l’impression que la plupart des textes de rock indé ou de pop on capte pas. Tu sauras dire toi ce que raconte le dernier album de Muse ou de Radiohead ? C’est des trucs au pif, mais tu vois on accepte plus facilement la licence poétique. Dans le rap tout de suite t’écris c’est hyper littéraire, hyper chelou. Mais c’est comme si tu prenais des machines et t’expérimentais. On doit pouvoir se permettre ça dans tous les types de musique y compris le rap. Et il y a des textes, même moi avec du recul je saurai plus te dire d’où c’est parti et quelles étaient exactement toutes les images et les références.

C’est intéressant de se rendre compte que même toi tu peux t’y perdre, ça montre que c’est quelque chose qui est vraiment profond à la base.

Complètement. Moi j’ai la chance d’avoir à la musique pour exprimer tout ça. Mais c’est pour ça qu’il y a des gens qui pète des câbles. Parce que forcément ils ont des trucs forts intérieurs à exprimer mais ils ont pas la possibilité de le faire ou de le comprendre. Donc c’est aussi pour ça que j’aime pas trop expliquer mes textes et que j’ai souvent refusé des entretiens, des interviews, même des conférences. Ils en avaient fait une avec Vîrus notamment et Casey, j’avais été très flatté qu’on m’y invite mais pour moi ça n’a pas vraiment de sens de revenir sur des textes et expliquer le pourquoi du comment. On peut en discuter au détour d’autres choses mais moi je suis toujours un peu gêné parce que j’ai l’impression d’être à poil au milieu d’un grand truc. Ça avait du sens au moment où je l’ai écrit ça a du sens dans la musique mais si tu sors le poisson rouge du bocal c’est plus la même chose.

Pour revenir un peu sur ton évolution, les trois derniers projets ont une certaine couleur. Ça se ressent même directement à leurs cover qui sont toutes sombres. Et même dans ta discographie de manière générale, il y a pas mal de pochettes sombres. Là, c’est ton dernier projet, le premier il s’appelait Des Lumières sous la pluie; la pochette elle était sombre aussi. D’où elle vient cette quasi-absence de lumière.

Je pense que d’abord il y a un truc purement esthétique. J’aime la mélancolie dans l’art parce que c’est joli aussi. C’est un truc très terre-à-terre mais parfois il faut admettre et se contenter de choses un peu bateaux comme ça. Donc que ce soit au niveau de la musique, de la littérature, du cinéma, j’aime bien les trucs un peu chargés. Parce que c’est souvent là-dedans qu’il y a des choses intéressantes qui naissent. Après ça dépend de ce qu’on me propose avec qui je travaille. Le premier album il s’était fait avec des potes sur Rennes et c’est un collage de plein de choses qui collaient bien. Mais c’était pas les premières idées. Je me souviens qu’il y avait un truc assez clair au début qu’on a finalement mis de côté. Et puis parfois il y a eu des photos, mais souvent les photographes avec qui j’ai bossé ils aimaient bien les darkness aussi. Que ce soit Dan Ramaën sur Derrière Moi ou Jamais Trop Tard ou Titouan Massé pour Codé. Si tu regardes son travail c’est pareil c’est un photographe concert artiste mais c’est du noir et blanc hyper contrasté. C’est un parti-pris esthétique assez marqué et globalement assez sombre. Il y a eu différents trucs L’ordre de Psaume il était vraiment à part. Il me faisait penser aux pochettes de Master P et aux trucs Pen and Pixel à la fois beau et cheap. Dernier Empereur, c’est très rare qu’on travaille une photo pour faire du graphisme. Je trouvais ça cool. Là c’est un coup de cœur sur Instagram. Parfois dans les suggestions d’images, comme je suis souvent abonné à des trucs de peintures ou des trucs un peu SF, dystopie, j’ai vu ça j’ai fais “waouh”. Pour moi ça avait du sens de ouf. Surtout après nos confinements. Vraiment ce balcon, cet immeuble, ce petit appartement unique au milieu d’un désert. Tu sais pas ce qui s’y prépare. Il y a un truc un peu survivant, j’adorais ce truc-là. Et donc j’ai contacté le mec et voilà.
Et en même temps si tu écoutes ma musique c’est toujours que de la lumière au milieu de ça. C’est pour ça que j’assume totalement de faire de la musique dense et sombre mais dans ce que je raconte… Par exemple tous les gens sur les premiers disques qui me disaient que ça donne envie de se pendre j’étais pas d’accord. Parce que pour moi ça raconte complètement l’inverse. Et s’arrêter à l’esthétique sombre c’est trop réducteur

Ça colle bien avec une phrase que tu sors sur Versus sur l’EP. Tu dis “J’fais de la musique triste parait-il

Et la suite c’est “puisqu’on parle pour nous”. Donc effectivement c’est ça. Les gens adorent, même quand ils chroniquent ma musique, insister sur le côté ultra dark. Alors que oui ça l’est mais pas plus que plein d’autres choses « concentrés » j’ai envie de dire.

Justement je pense que c’est par rapport à cette forme un peu “solennel” musicalement.

Solennel ouais tant que c’est pas trop prétentieux ça me va. Après je suis toujours sur le fil. Je fais attention de prendre la musique au sérieux, faire des choses assez dense, assez convaincu, avec des partis pris esthétiques tranchés. Mais il faut faire attention à pas tomber dans le côté trop élitiste. C’est quelque chose qui me ressemblerait pas non plus. C’est pour ça que j’aime bien dans ma façon d’écrire, au milieu de quelques images un peu étranges, balancer des punchlines un peu plus terre-à-terre. C’est des points d’attache presque. Je sais plus qui me parlait de mes textes comme un grand mur d’escalade où on sait pas trop on va c’est assez étrange mais on trouve toujours par moments des choses auxquelles se rattacher.

Pour rentrer un peu dans le vif des références, justement le premier morceau, tu ne cites personne à proprement parler, mais tu parles un peu du rap et du milieu…

Plus de la scène musique actuelle même.

Comment tu le vois le milieu actuel ? Notamment par rapport à tes débuts, même si tu en parles un peu dans le morceau.

Ça a un peu changé. Nous déjà on a commencé c’était les débuts d’Internet, des forums et les touts débuts des réseaux sociaux. Parce que je crois que quand on a sorti le premier album je suis même pas sûr qu’il y avait Myspace. Donc effectivement c’est différent. Cette démocratisation de la musique et cette prolifération de disques d’artistes. J’ai vu ça d’un œil plutôt amusé pendant des années. Et en fait je me rends compte aujourd’hui que ça a amené quelque chose de marchand assez nauséabond. C’est-à-dire que derrière une créativité qui est évidente, il y a un choix musical qui est ouf, il y a un gap entre dans les productions. Aujourd’hui tu as des albums qui sonnent mille fois mieux que nos trucs de studio d’y à 20 ans alors qu’ils sont faits à la maison avec une suite de plugin. Il y a un savoir-faire qui est évident aussi. En terme de rap, de beatmaking, c’est fou. Mais il y a tellement de monde. Moi je regarde ça souvent… j’ai l’impression d’être un startupeur qui vend son petit produit au milieu de 40000 autres trucs, qui est obligé de communiquer sur son produit, et de tout faire. Et le mec qui s’occupe de toi il est content parce que tu passes en tête de gondole avec ton petit produit pendant une semaine. Enfin tu vois, c’est une sorte d’entonnoir géant où tout le monde veut en être, et c’est complètement représentatif de l’époque marchande et capitaliste dans laquelle on est. C’est-à-dire qu’on parle d’artistique, on parle de musique, mais tout le monde n’a pas vocation à être artiste. Donc pour moi parmi tous ces gens qui sont de la musique il y a évidemment une majorité qui au fond n’est pas fait pour être artiste. Ils sont dans une autre logique, qui est “Il faut que ça perce, j’veux faire des tournées, j’veux vendre des disques, j’veux gagner de l’argent”. Mais tu te dis, finalement, ils feraient autre chose qui leur ramènerait pareil ça les dérangeraient pas. J’entends très peu les artistes qui pètent, parler de musique. Et par contre je vois toujours passer des chiffres. Tout le monde est devenu obsédé par les ventes. J’avais même pas écouté le dernier SCH que j’étais déjà au courant qu’il avait dépassé les ventes de Booba, et que comme il vendait beaucoup il était enfin reconnu. Comme si ça justifiait sa position, et que ça validait le fait que c’est un bon rappeur. Et ça considère aussi par la même logique, que toi vu que tu es dans l’ombre, et que tu vends pas forcément, ta musique est moins qualitative. Parce que si elle l’était vraiment ça pèterais. Et dans la tête des gens, même qui aime ta musique, ils se disent “C’est bizarre quand même, et forcément c’est récompensé un jour ou l’autre”. Mais pas forcément frérot, il y a tellement de monde. Et encore moi je vois le prisme tout petit de la musique actuelle en France.

Le truc en plus c’est que ça tient pas qu’à la musique, ça tient à beaucoup d’autres choses.

Tu peux entendre les mecs parler de disque, et s’ils te citent pas un artiste tu peux penser qu’ils parlent de bagnoles, de mobylettes, de cuisine équipée, c’est exactement les mêmes expressions, les mêmes raisonnements. La musique actuelle c’est devenu un truc d’école de commerce. Et si tu veux que mon petit 6 titres apparaisse au milieu des choses, tu es obligé de rentrer dans une logique un peu. Mon label me demande de communiquer sur Instagram, sur Facebook. Il y a quelqu’un qui s’occupe de la promo du disque. T’es obligé de jouer le jeu tu peux pas t’isoler complètement. Parce que si t‘es pas visible et qu’en plus tu te tires deux balle dans le pied c’est pas possible. Mais moi je le vois bien, c’est le même panier de crabes que dans le milieu de l’entreprise. Je le vois bien sûr les festivals, sur les tournées, les groupes avec qui je joue, les tourneurs, si ça peut monter sur la tête du voisin pour gagner quelques places ça va pas hésiter. Y compris des artistes. Moi je connais plein de gens qui m’ont écouté, qui m’écoute depuis 20 ans. À l’époque ils faisaient pas de musique, et dont aujourd’hui je peux faire les premières parties par exemple. Mais ces gens-là vont pas te donner de la force, vont pas s’afficher, parce que c’est pas intéressant. Ils doivent communiquer uniquement sur des gens qui vont leur permettre de grimper. Je vois ça comme un immeuble et les gens il cherchent à grimper les étages. Si t’es à l’étage 30, tu calcules plus les 29 étages en dessous. Alors que tu pourrais continuer à donner de la force à des gens. Nous par exemple, les indés et les artistes dans l’ombre, on arrête pas de dire qu’on aime bien SCH, Booba… Et les gros ils sont jamais en train de citer des artistes plus confidentiels. C’est comme s’ils nous calculaient pas du tout. Alors qu’en secret tu sais que les gens écoutent des disques quand même.

Ça se voit même dans ta communication sur Instagram que ça t’emmerde un peu le marketing. Ton dernier post tu avais dit “Ça sort aujourd’hui, lien en bio, bla bla bla”

Tu sais si j’veux faire du like, j’sors même pas de disque. J’me prends en photo chez moi avec mes gamins et y aura plus de like qu’avec mon EP. Je sais très bien le papa rappeur avec ses enfants… Booba et Kaaris ils ont tout compris à cette comm complètement impudique. Médine aujourd’hui c’est un blogueur Instagram. Moi j’ai jamais été très concerné par sa musique mais je suis toujours ultra gêné quand je tombe sur ce genre de trucs. Et tout ça c’est de la comm. Tout est bon pour gratter une place. Parce que les places sont chères pour les sorties de disques. Maintenant que les concerts reprennent, tout le cirque des tourneurs, des programmations des Festivals va reprendre. Et ça c’est pareil c’est compliqué pour nous d’exister. Pour les labels tourneurs et artistes comme nous c’est parfois un parcours rude.

C’est pas étonnant, parce que souvent les festivals ont des programmations où ce sont les mêmes artistes qui reviennent.

Oui parce qu’ils ont des chiffres à faire et qu’ils sont, comme une radio, dans une logique marchande. Je connais plein de programmateurs qui aiment bien ce que je fais et qui me programment pas. Ou qui me trouvent une place en première partie d’un truc pour jouer devant du monde. Ou ils font des trucs qu’ils aiment pas. Parce qu’ils ont pas le choix, ils ont une boîte à faire tourner, des subventions à justifier, de la billetterie à faire.

Ils sont presque obligés de faire ça.

Donc tout le monde est pris au piège en fait. Nous en tant qu’artistes j’ai l’impression qu’on passe plus de temps à parler stratégie et comm avec nos labels qu’à faire de la musique presque. C’est pour ça que je fais très attention à ça et qu’il y a des jeux dans lesquels je rentre pas et que j’en ai rien à foutre de toute façon. Moi à la place où je suis, j’peux ouvrir ma gueule sur qui je veux ça va pas me porter grand préjudice.

C’est pour ça que notre site essaye à sa façon d’apporter du « sens » à tout ça et pas juste “combien t’as vendu de disques en une semaine” “à partir de quand t’as fait ton disque d’or”, comme on peut le voir ailleurs.

Évidemment on peut rajouter tous les médias qui vont s’intéresser à toi quand tu pètes le score, et qui vont pas parler de toi avant. Moi si demain je pète le score je vais être invité par Mehdi Maizi il y a pas de souci. Il me connaît, il sait ce que je fais, ils nous connaît tous faut pas se leurrer. Après qu’il aime ou pas je sais pas. Mais il y a plein de gens qui viennent te voir parce que.. et je comprends c’est un constat, c’est pas un reproche c’est la logique qui veut ça. Mais du coup ça restreint aussi le champ d’action. Et ça veut dire aussi qu’il faut être objectif. Tous les trucs obscurs sont pas bien et tous les trucs mainstream sont pas mauvais. Y a eu quand même un truc un peu décomplexé dans les années 2000 où on avait plus peur de dire qu’on écoutait Justin Timberlake et Britney Spears. Mais c’est vrai qu’encore autour de moi il y a des gens qu’entravent que dalle à la musique et écoutent que de la merde. Mais il y a aussi des mecs qui sont que dans des trucs obscurs. Et dès que tu leur dis que tu aimes bien un morceau de Pomme ou de j’sais pas quoi on te regarde en mode “Woah, mais qu’est-ce que tu racontes toi” ? Alors que non il faut rien s’interdire. Moi si demain je kiff l’album de Chantal Goya je kiff l’album de Chantal Goya.

C’est un truc d’appartenance de clan un peu aussi.

C’est très adolescent ça, c’est quand t’étais petit, t’étais peura, t’étais métal, t’étais gothique, tu étais geek, fin voilà, fallait choisir un peu ta famille. Vu comment les jeunes consomment la musique maintenant, notamment du rap, à longueur de journée et on leur fourgue ça dans le gosier comme des burger chez McDo, pour qu’ils consomment et parce qu’on a capté que c’était des consommateurs, qu’ils allaient prendre un abonnement de streaming, qu’ils allaient acheter des places de concert pour la tournée de Lorenzo. Comme ils ont pigé ça, j’imagine que même au sein des jeunes doit y avoir ce truc-là. “Moi je suis plutôt Roméo Elvis, “Ah non moi je suis plutôt Koba LaD” “Ah non mais toi t’écoutes du rap de iencli” “Ah non mais moi j’écoute du rap comme ça”. J’imagine que le public de 47 TER n’a rien à voir avec le public de Zola, tu vois. Mais en même temps c’est comme la gauche et la droite, tu sors de l’ENA tu choisis juste si tu vas à gauche ou droite mais en fait tu sors un peu du même truc. Après c’est vrai que chez les jeunes il y a ce truc plus flou où tu peux écouter un peu de tout. Il y a des mecs de quartier qu’écoutent Lomepal. Ils doivent pas être nombreux ceci dit. Mais surtout, il y a plein d’étudiants en commerce ou en philo qui écoutent Koba LaD.

C’est ça, il y a des gens qui n’évoluent jamais du stade de l’adolescence. Où tu es enfermé dans un style, et pour montrer que tu es pointu dans ton truc tu peux pas dire que tu aimes ce qui marche.

C’est ça, et tout ce qui pète il faut les détester. Tu vois, Fauve, je suis pas trop fan, mais à l’époque où ça avait pété, autour de moi y avait une haine contre ce groupe. Et j’leur disais “Mais vous êtes des oufs ! Y a rien de méchant dans ce qu’ils font, ça fédère aussi des jeunes, c’est pas un problème.” Quand Stromae a pété c’est pareil, évidemment qu’il allait péter vu le talent qu’il avait. J’peux comprendre qu’on aime pas mais je trouve qu’il y a un rejet général. PNL évidemment c’était pareil il y a quelques années. Les gens étaient déstabilisés par le fait que ça marche. Y compris chez les gens qui étaient censés avoir des goûts un peu pointus.

En fait il y a un rejet des trucs qui marchent dans certains milieux.

Je pense que ça a toujours été. Dans le milieu de la musique plus expérimentale, tu vas chez des disquaires obscurs, il y a vraiment des rayons avec des intercalaires “groove metal”, “Neo ambient”. Tu veux un album d’untel “non mais c’est pas du tout neo ambient, c’est apocalypto expérimental”. On dirait Tranxen 200 des Inconnus. Mais il faut survoler ça. Si tu t’intéresses à la musique, tu t’intéresses à la musique. Moi, un des albums que j’ai trouvés le plus ouf il y a un an ou deux c’est l’album de Billie Eilish, qui en terme de production et composition est complètement ouf. Et pourtant pour plein de gens qui s’intéressent pas pensent que c’est une petite gamine emo qui fait de la merde alors que pas du tout en fait.

La transition est inexistante mais, un autre truc qu’on peut voir un peu sur ce disque et qu’on avait pu voir avant, ce sont quelques références japonaises. Sur le précédent disque, sur Oneira à un moment tu parlais de Kaiju, sur Perdu tu parlais de Shadow Moses de Metal Gear Solid donc d’Hideo Kojima et là, forcément on va y revenir après, mais il y a Satoshi Kon. Est-ce que c’est une source d’inspiration le Japon où ça se retrouve dans tes textes complètement par hasard ?

C’est marrant parce que je suis pas un gros joueur, et en animé j’y connais que dalle. C’est plus des trucs que je fais sur le moment. J’pense que j’ai écrit Perdu après avoir joué à Metal Gear Solid. Et du coup ça m’amuse de placer des petites références comme ça. Faut pas que ça devienne Ready Player One, mais ça m’amuse de le faire un peu. Et Satoshi Kon moi j’adore ce qu’il fait et c’est visionnable facilement vu qu’il a que quatre long-métrages. Je venais de voir sa série Paranoïa Agent que j’ai adorée. Et du coup j’ai écrit le morceau plutôt en référence à cette série. J’ai pas trouvé de nom mieux que celui de l’auteur que je voulais citer. Mais sinon non. J’glisse des petits trucs mais je suis pas du tout, animé, manga. J’ai jamais lu un manga, et animé, je suis comme tout le monde. J’ai vu Akira étant petit, ça m’a traumatisé et du coup on l’a cité à tire-larigot dans Psaumes, dans Dernier Empereur. Et là, je me suis dit on va calmer le jeu, parce qu’Akira tout le monde l’a fait donc j’ai bifurqué un peu.

Est-ce que toi c’est un réalisateur qui t’a marqué Satoshi Kon ?

Ces œuvres me parlent parce qu’elles sont à mi-chemin entre le truc grand public et le truc spé. Donc ouais ça m’a grave marqué. C’est une sorte de Lynch de l’animé. Loi j’ai adoré vraiment ses quatre long-métrages. Peut-être Tokyo Godfather un petit peu plus léger mais pas inintéressant. Mais Paprika et Perfect Blue évidemment c’est des films que tout le monde devrait voir. Et j’aime bien le côté plus léger de Millenium Actress. Et j’ai découvert Paranoïa Agent, que je connaissais pas du tout, par le biais d’un pote. C’est tout récent Satoshi Kon, j’ai découvert y a 4-5 ans, mais oui il m’a marqué.

Tu dis “tord les formes à la Satoshi Kon”. Est-ce que c’est quelque chose que tu essayes de faire dans ton écriture ? Parce que ça rejoint un peu l’idée “onirique” qu’on disait tout à l’heure, et le fait qu’on ne comprend pas forcément tes morceaux à la première écoute comme on ne comprend pas forcément les films de Satoshi Kon.

J’aime bien faire des mille-feuilles. En fait j’aurais dû dire que je trouve que Satoshi Kon est plus proche de Phillip K Dick que de Lynch. Et ces différentes couches de réalité parallèles qui font qu’on sait jamais vraiment dans quelle dimension on se situe. Ça j’adore par exemple. Et donc j’aime bien cette écriture un peu cryptée qui s’amuse à se perdre aussi. Parfois qui laisse un point d’ancrage, et qui se reperd, puis qu’il y a une petite référence mais on n’est pas sûr, et ensuite un truc un peu plus concret. Je pense qu’on vit une époque un peu tendu, un peu éprouvante, et je pense que dans la musique il faut ouvrir un peu des portes et creuser des choses.

Ça revient encore à ce qu’on disait tout à l’heure. Ta musique peut se voir comme les œuvres de Satoshi Kon. Même si l’auditeur ne comprends pas les œuvres, elles peuvent bouleverser.

Je connais plein de gens qui ne comprennent pas Mulholland Drive de David Lynch tout simplement parce qu’ils n’ont pas compris de quoi ça parlait. Comme si le fait de trouver un sens, d’avoir une résolution d’énigme à la Agatha Christie faisait la qualité d’un truc. Mais là on parle d’artistique justement, et c’est ça qu’on a perdu je trouve. Moi, il y a plein de films que je comprends pas et qui m’emmerdent et il y a plein de films que je comprends pas et que j’adore. La compréhension d’un récit ça compte pas forcément. Un film ça peut être aussi une expérience.

Oui ça peut être aussi au ressenti, et ça ne doit pas forcément t‘expliquer quelque chose.

Moi c’est ce que je fais depuis 20 ans dans la musique. Dans ma façon d’écrire, on est que dans le ressenti quasiment. D’ailleurs les trucs un peu plus storytelling que je faisais sur les premiers disques j’ai assez vite laissé tombé.

Toujours dans ce morceau, et forcément ça reprend une thématique chère à Satoshi Kon, tu dis “Réalité parallèle, on fuit la bêtise et la paresse”. Par quelle réalité tu fuis ces choses-là ?

Je la fuis par la culture. Je la fuis en m’ouvrant au monde. En lisant des bouquins, en matant des films, en ne me fermant pas à une sorte de bêtise ambiante. Qu’elle soit institutionnelle, systémique, politique, culturelle. Je pense qu’il y a des grandes œuvres à côté desquelles on passe justement parce que c’est plus rigolo d’être bête. Et que ce mythe d’Idiocracy qu’est un peu convenu, parfois on se demande si on est pas en train d’y aller, droit dans le mur. Des fois je me sens un peu vieux quand je vois des jeunes parler à côté de moi. On est dans une aire où on cultive aussi la bêtise. C’est plus cool d’être un peu teubé que de faire le mec sérieux. Parce que le mec sérieux c’est l’intello. Ça m’a toujours fait horreur ça. J’ai connu des mecs de quartier qui lisaient des livres et je te jure que c’est compliqué pour eux. Juste le fait qu’on se foutent pas de leur gueule déjà.

Carrément, après tu peux facilement être rejeté et stigmatisé.

Ouais. J’ai connu des mecs de quartier fan de Jimi Hendrix et de guitare électrique je peux te dire que pour eux c’était chaud. Et pourtant c’était des potes des mecs de la Mafia K1 Fry. Il me disait “Mais moi je peux parler de musique avec personne. J’rêve d’acheter une Strat et de faire du Hendrix”. Donc on est quand même dans une reproduction culturelle, avec toute la culture du divertissement aujourd’hui. Tous les succès au box-office c’est des trucs de super-héros. La plupart des grands succès de disque c’est quand même de la musique de divertissement. Et on part du principe que vu que l’époque est dure il faut s’évader par la facilité. Y a des disques faciles qui sont très bien, mais globalement, avec en plus la culture de l’écran, du Netflix etc. Je pense qu’il y a plein de trucs à côté desquels on va passer. Parce qu’y a aussi une uniformisation des goûts même en terme de cinéma ou de série. Tout le monde a tendance à regarder les mêmes trucs. Qui sont très bien hein, mais du coup tout le monde va te parler des mêmes séries au même moment. Je trouve ça assez étrange.

Comme dans le rap, où il faut écouter l’album le vendredi même.

Il faut l’avoir écouté et il faut donner son avis aussi. Moi j’ai arrêté Twitter parce que c’est la culture de l’instantané. Et tout est trop gratuit. C’est là où les masques tombent aussi, les gens sont sans pitié. Nous on a de la chance parce que tu arrives pas à ma musique par hasard. Donc j’ai quand même pas des gens qu’ont rien à faire là. Tu arrives à ma musique parce que tu as fait l’effort d’y aller. Ou parce que ça t’a parlé. Donc nous on est un peu dans des bulles, on est presque protégés. J’ai assez peu de commentaires négatifs ou de messages haineux sur les réseaux sociaux.
Donc ouais, fuir la bêtise et la paresse c’est quelque chose qui me paraît primordial. Les journées sont pas assez longues. Chaque jour j’essaie de faire un peu de musique, un peu de sport, un peu de lecture, regarder des choses, lire un manuel d’une machine ou d’un synthé. C’est la course. C’est pas maladif, mais je m’intéresse à plein de choses. Mais tout simplement parce que quand tu es en bonne santé et que tu as la chance de quand même vivre en France en 2021 je pense que tu es pas mal loti. Malgré tout ce qu’on peut dire. Vu que la vie est courte il fait faire plein de choses. Il y a trop de trucs de ouf qui existent. T‘ouvres une portes et t’en a 15 derrière. Moi à chaque fois qu’on parle de films ou de bouquin je les rajoute à une liste sans fin.

Je pense que c’est le propre des gens qui s’intéressent à la culture de manière générale. Notamment quand on essaye de capter des références à droite à gauche.

Après il y a ce truc de la ref pour la ref. On a toujours droit aux références à DBZ, la salle du temps et Vegeta. Moi qui ai jamais regardé Dragon Ball Z ça me casse les couilles. Il y aurait eu des références aux Chevaliers du Zodiaque j’étais plus preneur mais il y en a moins. Donc y a aussi une uniformisation des références comme si tout le monde avait regardé que DBZ. 

C’est intéressant parce que dans quasiment chacune des interviews du site on finit par parler de Dragon Ball Z. Souvent parce que les rappeurs en question le citent dans leurs morceaux. Et il y a donc cette question de « pourquoi tout le monde en parle » ?

Je pense que tout le monde était devant le Club Dorothée dans les années 90. Mais ça revient même chez des rappeurs plus jeunes donc j’imagine que la diffusion a duré plus longtemps. Le truc c’est que ça a été cité à toutes les sauces. En film, Scarface est encore cité dans plein de morceaux de rap. J’pense que c’est une règle qui devait être votée à l’Assemblée nationale, faut arrêter de faire des références à ce film-là. C’est loin d’être le meilleur De Palma en plus.

Les références s’auto alimentent. Un auditeur qui entend parler de Scarface par le biais du rap il va forcément se mettre à regarder le film puis en parler…

Après y a des œuvres qui ont le totem d’immunité. Scarface c’est le haut du panier et c’est intouchable. Alors que c’est un film qui dans le propos est assez discutable en plus. Parce que le personnage principal dont on parle c’est un salopard, c’est clairement une ordure, et le film est assez clair là-dessus. Donc quand je te parle de bêtise et de paresse c’est aussi ce truc très convenu d’idolâtrer toujours les méchants ou les mecs pas bien. Et donc cette culture de l’anti héros. “Joker trop bien”. Mais Joker le propos du film il est étrange quand même. C’est un psychopathe le mec, il est complètement ouf. On peut admirer le film dans sa noirceur mais on peut pas excuser ce genre de personnage. On peut pas justifier le fait qu’il soit victime du système, c’est trop facile.

Sinon on peut tous péter les plombs en fait.

Ouais puis c’est plus cool de péter un plomb si c’est à cause du système. C’est un peu simpliste. Et donc il y a toujours ce truc assez convenu de l’anti héro, Dark Vador, Tony Montana, Le Joker.

Même Vegeta c’est celui qui est le plus cité et c’est quand même un peu un anti héros dans Dragon Ball Z…
Dans Satoshi Kon tu parles aussi de Bioshock en disant “on est loin sous l’eau comme les protecteurs“ 

Personne ne l’a capté pour l’instant et même la référence à l’épice de Dune elle est que dans le texte de présentation de l’EP mais personne ne l’a cité non plus. L’épice a ce truc intéressant, c’est un truc marchand et une drogue. Donc y a une forme d’addiction. Et c’est le morceau d’intro qui parlait de la musique actuelle, et je trouvais ça marrant de concrétiser ça en parlant d’une drogue. La drogue du succès à tout prix.

Carrément ! Mais pour Bioshock comment tu en es arrivé à le mettre dans ton disque ?

J’avais juste cette image sous-marine donc j’ai pensé à Bioshock. Et ce gros truc massif, costaud. C’est une sorte d’ego trip alambiqué. Tout simplement. Et Bioshock j’y ai joué y a longtemps. Je crois que je l’ai même pas fini. Mais voilà j’aimais bien l’esthétique générale.

Tu penses qu’il y a des liens que tu peux faire entre ta musique et ce jeu-là. Parce qu’un peu comme Satoshi Kon, Bioshock c’est pas forcément connu par le grand grand public mais ça reste une œuvre super importante dans les jeux des années 2000.

Je pense qu’il se rapproche de ce que je fais par l’esthétique générale. Ça fait quand même quelques disques que je parle de SF, de littérature fantastique. Il y a eu Philippe K Dick, il y a eu du Akira, du Lovecraft, plein de trucs. Donc je continue un peu ce petit jeu de piste. Mais idéologiquement je sais pas si on peut se rapprocher. Après ce que raconte Bioshock c’est intéressant, dans le dérapage d’un projet. Mais moi j’aime bien l’ambiance en tout cas. Et j’adore l’idée des villes perdues et de ce qu’on va laisser si un jour ça pète et qu’on laisse une planète toute niquée, avec des villes désertées. Ça va donner lieu à plein de trucs. Dont La Planète Des Singes. Je parle du film d’origine avec Charlton Heston, l’adaptation du roman de Pierre Boulle. Pendant tout le film tu penses que t’es sur une planète, et à la fin tu découvres que c’est la Terre. C’est une image qui m’a toujours fasciné petit. Cette image de la Statue de la Liberté qui dépasse du sable. J’avais cinq six ans, je me disais “ah putain”. Des trucs qui te marquent quand tu es petit je pense que ça te nourrit. Et Dune je l’ai vu un jour par erreur parce que mon frère le regardait à la télé. Je suis tombé sur une scène abominable qui m’a traumatisé de ouf. Et quand je l’ai revu il y a pas longtemps j’appréhendais cette scène. Comme quoi. Parce que j’ai 40 ans aujourd’hui et j’avais tous les souvenirs du petit garçon qui revenait, et elle est toujours aussi atroce.

C’est intéressant ces œuvres qui te marquent à un moment, et tu peux les regarder 15 ans plus tard, tu vas avoir le même ressenti.

Carrément ou des trucs que tu vas capter quand ce sera le moment. Alors tu peux passer à côté, on n’est pas obligé de tout aimer. Par exemple, mon père qui n’est plus là aujourd’hui, m’a parlé de plein de trucs que je découvre aujourd’hui. C’est des trucs autour desquels j’ai navigué pendant quelque temps, que ce soit certains types de littératures d’aventures, que ce soit des films. Quand j’étais petit par exemple, mon père me parlait beaucoup de Kubrick. Et il me disait “voilà quand tu seras grand c’est des films importants qu’il faudra que tu regardes”. Et donc j’ai vécu avec les BO des films, qu’on écoutait en boucle. Barry Lyndon, Orange Mécanique, je connaissais tout par cœur. Dans le livret il y avait des photos du film et j’imaginais un peu comment c’était. Et c’est quelque chose qui m’a nourri. C’est pour ça qu’avec mes enfants, je les force à rien mais je leur donne quand même des clés et après ils en font ce qu’ils veulent. Et en tout cas la priorité c’est “Ne te contente pas d’écouter ou de regarder ce qu’on te met dans le gosier. T’auras ta période où ce sera important d’écouter de la merde, mais après ça s’affinera peut-être. Après peut-être que la musique ou le cinéma ce sera pas son truc et tu kifferas autre chose”. À partir du moment où tu trouves ta place c’est cool.

Le dernier morceau Ciel Rouge, fait encore partie des morceaux où tu contes des histoires sans qu’on sache si tu t’inspires de la réalité, et malgré tout ça touche, ça transporte. Est-ce que ça faisait référence à quelque chose en particulier ?

Non, il y a pas de référence particulière. Ça faisait plus référence à une ambiance. Des tirs dans le ciel. Et encore une fois renouer avec cette esthétique un peu dystopique, un peu post-apocalyptique, et cette notion du voyage, du campement, de la fuite. Du conflit aussi. C’est vraiment un récit complètement fictionnel, assez flou. J’ai pas creusé, mais j’pense qu’inconsciemment quand j’ai écrit ce texte je pensais aussi à mon petit parcours dans le rap et au fait que je levais encore le campement pour aller ailleurs.

C’est justement la question à propos de cette musique-là. Est-ce que quand tu racontes ce genre de choses tu es complètement extérieur où est-ce qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’intime ?

Il y a quand même quelque chose de l’ordre de l’intime. Quand je te dis que je me laisse embarquer par ce que j’écris, je suis quand même dans la maîtrise tu vois. C’est-à-dire que je suis à mi-chemin entre laisser libre cours à plein de choses inconscientes, et aussi je vois à peu près le fil rouge. C’est un mélange de plein de trucs. Là il y avait évidemment cette image de ce bouquin que j’adore qui s’appelle La Route de Cormac McCarthy. Cette écriture hyper simple et précise de fuite et d’errance au milieu d’un monde compliqué. Je pense que c’est aussi une image de la période dans laquelle on vit.

Et ça fait rejoint encore tout ce côté dystopique et même post-apocalyptique pour La Route.

C’est ça, et moi je suis pas quelqu’un qui s’intéresse à la collapsologie, mais c’est certain que le système dans lequel on vit… On est dans un grand virage là. À plein de niveaux. Alors ou on gère, ou on sort de la route. Et je parle plus en terme de système économique, de capitalisme fou, de surconsommation, de surproduction. C’est flippant. Même plus que les trucs culturels, politiques et religieux. Je pense que le truc écologique va nous rattraper bien comme il faut.

Toute dernière question, le site s’appelle VraisSavent en référence au titre Les vrais savent de Lunatic. D’après toi c’est quoi LA chose essentielle que les vrais devraient savoir ?

Je vais te faire une réponse bateau. Si t’as des principes et des convictions, défends les jusqu’au bout. Sinon savoir c’est s’informer, c’est s’ouvrir, faire attention à recouper les informations. C’est se cultiver. C’est très compliqué mais en tout cas je pense que la clé du savoir c’est pas le tunnel unique. Il y a trop de gens qui sont affiliés à un mouvement. Par exemple des puristes du rap, des puristes de la MPC, les puristes du sample, les complotistes anti vaccin. T’as l’impression que c’est des tiroirs, tu mets des gens tu fermes, et tu mets des étiquettes dessus. Donc les vrais… j’en sais rien. On combat la bêtise et la paresse c’est tout ce qu’il y a. Si les gens étaient moins paresseux et un petit peu plus bienveillants, le monde tournerait mieux. Et s’il y avait plus de femmes partout aussi ce serait plus simple et ce serait plus intelligent.

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