Interview Vrais Savent : Hippocampe Fou

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Judicaël Olivier

Vous l'avez peut-être connu à la fin des années 2000 dans la Secte Phonétik. Ou bien en solo avec son concept Vidéo Rap. Peut-être même encore plus tard, durant les années 2010 pendant son long run de 3 albums (Aquatrip, Céleste, Terminus) autour du cycle de l'eau. Après avoir été au bout d'une certaine proposition, Hippocampe Fou est revenu fin octobre avec un nouveau disque, l'Odyssée d'Hippo, la bande originale d'un spectacle du même nom. Il nous a parlé de la génèse de ce projet il y a 10 ans, sa construction, ses inspirations en termes de spectacles, mais aussi ses références mythologiques, littéraires, et évidemment pour un cinéphile comme lui, celles faites au cinéma et aux dessins animés.

Hippocampe Fou & Lucas DorierL’Odyssée d’Hippo ©Félix David & Antoine Pidoux

Avant de rentrer dans le vif du sujet, je me posais une première question. T’as pas mal parlé de toi sur tes 3 premiers albums et même sur l’ensemble de ta carrière, mais ça fait aussi longtemps que tu racontes des histoires dans tes morceaux. Quand est-ce que tu t’es dit que tu en ferais un spectacle entier et un album ?

Bah écoute, l’impulsion de départ elle est venue de Lucas Dorier qui est le compositeur de toute la B.O. Il est venu me voir à l’époque où je sortais Aquatrip donc c’était en 2013. Et il m’a dit “ça te dit pas qu’on réfléchisse à un spectacle ensemble, qu’on fasse des morceaux liés un peu et qu’on raconte une seule et même histoire”. Moi j’me suis dit « waouh c’est intéressant” parce que j’avais fait des études de cinéma et j’étais un peu frustré de pas faire de long-métrage. Et j’me suis dit “c’est peut-être un peu une manière d’avoir mon propre conte, ma propre histoire, mon propre film d’une certaine façon”. C’est pour ça qu’on a très vite intégré la projection dans le spectacle. On voulait s’approcher d’une forme cinématographique, mais en mode spectacle vivant. Donc si tu veux l’envie elle a toujours été présente. Mais y a eu un déclic quand Lucas m’a fait cette proposition un peu folle.

Tu me dis qu’il t’en a parlé en 2013. Combien de temps il vous a fallu pour faire le disque et le spectacle ?

Au début, on s’est simplement vu deux trois fois par an pour travailler le projet. Et disons qu’on cherchait des pistes, des terrains de jeux, pour écrire et composer. Du coup, on a vraiment défini des décors et des tableaux avant même de composer les premières notes et d’écrire les premiers vers. C’était une suite de tableaux. Je t’ai dit qu’au tout début on voulait écrire une seule et même histoire. Mais au tout début, pour te dire la vérité, on voulait surtout avoir un concept qui englobait tous les morceaux qu’on allait écrire. Et après, on s’est dit “ah mais en fait les morceaux peuvent se suivre, et avoir une trame narrative”. En 2016 j’ai fait une date à la Cigale. Et les producteurs de l’époque qui sont aussi les producteurs de L’Odyssée d’Hippo, avaient beaucoup apprécié la mise en scène de pas mal de morceaux. Je leur ai dit “moi j’aimerais bien faire un spectacle, on a un truc en chantier”. Et on a eu leur aval pour commencer à travailler, avoir les fonds nécessaires, etc. Donc tout s’est fait un peu en même temps, c’est-à-dire la composition, l’écriture, et la création des décors filmés qui sont des décors qu’on a fait fabriquer en maquette. On retrouve l’idée des toiles peintes qu’il y a dans les ballets ou certaines pièces de théâtre, un peu trompe l’œil, pour avoir cette sensation de profondeur sur le plateau. Y a quelques morceaux qui se sont rajoutés après coup, mais l’essentiel a été créé entre 2017 et 2019.

Du coup, comment ça se fait que ça sorte que maintenant ? J’imagine que le COVID a pas dû aider, surtout pour du spectacle vivant. C’est la composition musicale après qui a pris du temps ?

En fait, en 2019 on a fait une petite série de dates de rodage. Et à l’issue de ces 10 dates, on s’est rendu compte qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas dans la narration. On avait un spectacle qu’était assez féerique, mais ça manquait un peu de consistance et d’un fil rouge. Puis y avait des choses qui étaient pas tout public. Et pour nous, c’était important d’avoir un spectacle tout public pour que justement des gens de mon âge ou plus âgés, puissent venir avec leurs enfants, leurs petits enfants. Et que les enfants ne soient pas choqués. Même si pendant ces 10 premières dates, les enfants n’ont pas été choqués. C’est plus des parents qui sur certaines scènes, certains mots se sont dit “oulah mais c’est pas adapté, etc”. Donc on a réadapté, réécrit. Et au moment où on était prêt à retravailler, y a eu le COVID, et donc on n’ a pas pu faire ces résidences. Donc on a dû attendre la fin de l’année et 2021 pour vraiment refaire un travail d’écriture et recréer un peu le tout.
On a travaillé avec un metteur en scène qui nous a beaucoup aidés sur la mise en scène et les dialogues, parce qu’il y a quand même quelques passages joués façon pièce de théâtre. Mais on avait du mal à aller plus loin Lucas et moi. On avait été un peu au bout de notre savoir-faire. On avait des morceaux, plein de tableaux qui fonctionnaient bien, mais il manquait cette cohérence narrative. Mais je pense que ça, c’est normal, parce qu’on est habitué à faire des concerts, des setlists. On est habitué à réfléchir en termes de rythme et d’enchaînement de morceaux. Il nous manquait un petit peu le truc qui fait que le spectateur est pris dès le départ et a envie de savoir comment tout ça va se terminer. Donc on a travaillé avec Christophe Gendreau le metteur en scène, qui a fait partie des Wriggles, donc déjà un truc assez théâtral. Et lui justement je l’avais rencontré en 2013, quand j’avais fait le Chantier des Francos. Une sorte de tremplin qui booste un peu les talents émergents. Il est coach scénique pour ce genre de choses. Et le courant était très bien passé. Il m’aidait déjà un peu sur mes concerts à l’époque du Chantier. Donc je l’ai recontacté en 2020 en lui disant “voilà, on fait un spectacle, on a un peu du mal à finaliser le truc, il nous manque un peu de liens”. On l’a fait avec lui et voilà j’pense que maintenant on a quelque chose qui tient vraiment la route.

Lucas Dorier, le magicien musical de la B.O. et du spectacle ©Lëah Cold

Alors justement pour ce côté grand public, j’ai trouvé en écoutant que t’avais réussi à enlever ce côté, j’ai pas envie de dire vulgaire, mais toutes les références sexuelles que tu peux faire d’habitude.

Moi j’utilise le terme grivoiserie. L’idée c’est que, même dans mes autres morceaux, y a des références un peu sexuelles, voilà, mais on est dans quelque chose de grivois comme Brassens le faisait. J’essaie de jamais employer des mots trop vulgaires. Mais c’est vrai que j’ai toujours aimé parler de cul parce que voilà, je suis un peu obsédé et j’ai besoin d’être sincère dans mes écrits. Et c’est vrai que là je me suis forcé, à gommer, remplacer quelques mots, enlever une phrase, remplacer un tableau, pour qu’il n’y ai vraiment rien à redire venant des parents. Et en même temps, il faut pas que ce soit un truc genre *voix de clown* « Salut les enfants ça va ?”. Je voulais quelque chose que les gens de mon âge ou les plus jeunes puissent regarder sans se dire “c’est quoi ce truc pour les bébés”.
Je pense qu’il y a plusieurs niveaux de lecture selon les personnes. Y a des phrases qui vont être perçues par les enfants mais pas forcément comprises dans toute leur profondeur on va dire. Et au contraire, les adultes vont pouvoir savourer certains jeux de mots ou double sens qui, en fait, leur sont destinés. Y a quand même un peu de grivoiserie, mais tout ça est bien masqué, et voilà, je pense qu’on peut s’adresser aux enfants et faire des petits clins d’œil aux parents de temps en temps. C’est ça qui est marrant aussi en tant que parent, quand t’amènes ton gamin ou que tu regardes un film et qu’il y a deux trois références un peu sexuelles que les enfants ne captent pas, toi tu te marres.

Est-ce que c’est venu parce que maintenant, tu as des enfants qui grandissent ? Ou c’était vraiment juste au moment des tests ?

Nan moi cette première version de 2019 elle me semblait tout à fait adaptée. Mais c’est vraiment après avoir eu quelques retours de parents et de profs parce qu’on avait fait des trucs devant des scolaires. Ils disaient “Mais le fait que ça commence dans un club de strip-tease, est-ce que c’est vraiment adapté à l’éducation nationale ?”. J’étais un peu réticent à l’idée de retravailler le truc et puis après on s’est rendu compte qu’on pouvait tout à fait changer le cadre de l’histoire. Le gros du texte, c’est-à-dire ce qu’on entend dans la B.O, le voyage onirique, c’est quelque chose qui a peu bougé. C’était vraiment sur le point de départ du voyage et où ça allait, c’est ça qu’il fallait remettre en question. Non après moi par rapport à mes enfants si tu veux, dès le départ, dès mes premiers textes, j’ai jamais voulu tomber trop dans la provoc, ou la misogynie gratuite, parce que je suis pas comme ça. Et je pense qu’en plus, la société évoluant, dans le bon sens selon moi, on peut de moins en moins se le permettre. Enfin moi j’ai vraiment du mal aujourd’hui avec les trucs qui semblent très premier degré, un peu primaire, un peu machiste, masculiniste, tout ce que tu veux. C’est quelque chose qui m’a toujours dérangé dans le rap. C’est ce qui fait qu’y a des artistes que j’apprécie beaucoup sur le plan rythmique, musical tout ce que tu veux, mais parfois je suis hermétique aux propos. Parce que c’est vrai que dans le rap y a une posture qu’adopte une majorité de rappeurs… Je sais que c’est un jeu et un rôle qu’on se donne et une posture encore une fois, mais c’est juste qu’on sait pas qui écoute ce qu’on écrit. Donc il faut essayer d’être lisible. Ou alors si on est dans quelque chose un peu provoc, j’pense qu’il faut toujours laisser une petite part de doute, genre est-ce qu’il est sérieux ou pas ? Il faut réussir à ne pas foncer dans le mur. Je pense à Orelsan par exemple, qui n’avait sans doute pas la maturité nécessaire quand il a fait le morceau Sale Pute. Il s’en est excusé par la suite, et il s’en est défendu. Mais voilà y avait vraiment ce truc où les gens ont du mal à dissocier le rappeur du personnage qu’il interprète. Parce que c’est à la première personne, c’est une discipline qui est souvent très ancrée dans la réalité. Et voilà, moi je vais dans des choses très imaginaires donc je pense qu’on se dit tout de suite “ok c’est pour la blague”. Y avait un morceau où je disais “j’te scalpe avec un pin’s rouillé”. Bon, on sait bien que je vais pas faire ça dans la vraie vie. Mais j’aime bien l’idée d’aller aussi dans des trucs un peu hardcore. Y en a pas dans le spectacle bien sûr, mais ça m’empêche pas de dire des choses parfois un peu choquantes. Mais encore une fois l’idée c’est de toujours utiliser la richesse de la langue française et aussi la poésie, les métaphores et tout pour dire des choses parfois un peu crues. Je sais pas, je prends un exemple, Isidore Ducasse, Les chants de Maldoror on est dans un truc parfois super hardcore. Il est là il dit “je vais planter mes griffes dans ta poitrine, en sortir le coeur” ou je sais pas quoi. Je me rappelle pas exactement des images, mais je sais que je trouvais ça très poétique, mais en même temps tu te dis “le mec est un psychopathe”. Avec des mots on peut amener sur des choses assez dérangeantes, comme un film d’horreur peut le faire. On en revient à ce truc où la littérature et le cinéma, tous ces arts-là, c’est beaucoup plus accepté de partir dans des délires surréalistes, ou très imaginaires. Alors que le rap on a ce truc de “mais là, c’est un appel à la violence”. Bon, faut faire ça avec des pincettes, je sais pas si j’y arrive, mais j’essaye au maximum de le faire.

Pour aller un peu du côté des références. Est-ce que toi t’avais des références de spectacle avant de faire le tien ? Et notamment peut-être même des spectacles avec des B.O. parce que ça a pas l’air si courant que ça.

Des spectacles… Je sais qu’y a un spectacle que j’avais vu, deux fois d’ailleurs. Stomp, c’est un truc qui explore un peu les rythmes du monde. Et souvent qui est fait avec des poubelles, des percussions. C’est vraiment basé là-dessus, sur le rythme, avec un côté un peu burlesque dans les situations. Ça parle pas. Et après y avait un ou deux spectacles que j’avais vu y a pas mal de temps, de James Thierrée, y en avait un qui s’appelait La Veillée des Abysses, et l’autre La Symphonie du Hanneton je crois. Et lui en fait c’est le petit fils de Charlie Chaplin. Il a des spectacles qui sont incroyablement poétiques, y a du cirque, de la danse, du burlesque, du théâtre. C’est un mélange de plein de choses, y a pas de paroles, en tout cas dans ce que j’avais vu. Et tout est basé sur des jeux… Comme dans le clown en fait, comme dans les films de Charlie Chaplin. C’est très visuel, c’est la poésie du corps. Après, moi, n’étant ni circassien ni danseur, j’me suis dit “j’ai envie de mettre cette poésie et ce côté magique, dans les décors dans lesquels je vais évoluer”. Et du coup qui vont être accompagnés par une musique qui va totalement dans l’idée du décor. C’est-à-dire qu’on a un morceau qui se passe sur la lune, on a un truc très rebondissant, avec un texte assez lent. Et du coup quand je suis sur scène je l’interprète avec des gestes très lents comme si j’étais sur la lune et que tous mes mouvements étaient ralentis. Donc voilà, mes références elles étaient aussi très cinématographiques et pas que théâtrales. Des spectacles, j’en ai pas vu énormément étant plus jeune. J’ai vu mon premier ballet quand j’avais je crois 20 piges, et j’avais trouvé ça fabuleux. Je crois que c’était Cendrillon de Prokofiev, chorégraphié par Noureev. C’était assez moderne, à l’Opéra Garnier, c’était genre Cendrillon à Hollywood, et j’avais trouvé ça incroyable, la machinerie, tout ce truc-là. Et après quand j’ai vécu à New York un peu, j’ai vu aussi des spectacles à Broadway. Ça c’est des trucs… Ça fait mal un peu. Tu te dis “j’aurais jamais les moyens de faire ça”. Ils sont une bonne centaine je pense sur le projet chaque soir. Que ce soit sur scène, dans les coulisses, les musiciens. Du coup j’me suis dit, faisons ça avec nos propres moyens, et allons chercher dans le ciné et dans l’image.

On va y venir sur les questions de cinéma, mais avant, une dernière question. Vu que l’album se veut être une B.O. du spectacle. Dans quelle mesure t’as conçu l’histoire générale et les morceaux pour le live ? Je pense notamment à des morceaux comme J’aime pas danser ou Saloon qui ont vraiment des gimmicks pour le live.

On est dans un cadre particulier. C’est-à-dire que c’est un spectacle qui va se jouer dans des théâtres ou peut-être quelques SMAC (Scène de musiques actuelles) mais on est sur une formule assise. Les gens ne vont pas bouger de gauche à droite. L’idée c’était d’avoir des morceaux un peu pêchus, qui donnent envie aux gens de remuer sur leurs sièges. Comme je te parlais de Stomp, t’as envie de taper dans tes mains etc, mais t’es assis. Donc il faut quand même toujours que l’histoire, et l’ambiance du morceau, soit plus prenante, ou en tout cas soit dominante par rapport à cette envie simplement de lâcher prise et de partir dans tous les sens. Le spectateur doit rester concentré sur l’histoire et ce fil narratif. Et donc y a évidemment quelques épisodes plus récréatifs et plus pêchus que d’autres. Les morceaux dont tu parlais en sont un bon exemple.

Dans cette même idée de la conception du spectacle et de l’album. Est-ce que c’était par rapport à cette idée du spectacle, et donc que tu allais finir par être seul à peu près sur scène que tu t’es dit qu’il ne fallait pas d’invités sur l’album ?

Oui oui c’est vrai que ça c’est une bonne question parce qu’au tout départ, avant même de se dire qu’on allait faire un film, on s’est dit qu’on allait faire un truc un peu tour du monde. Cette idée-là était très présente dès le départ. On s’était dit “ah on pourrait inviter des instrumentistes sur chaque morceau”. Puis on s’est vite dit “attends, mais voit déjà comme on galère même quand t’es juste avec ta team, ton DJ, ton bassiste tout ce que tu veux”. C’est déjà galère de trouver des dates où tout le monde est dispo, parce que chacun bosse sur différents projets. Si en plus on fait appel à des instrumentistes du monde entier, on va galérer. Donc y a des instrumentistes qui viennent d’un peu partout, qui sont sur la B.O., dans les compos. Et en fait on joue ça directement. C’est de la P.B.O. (piste bande orchestre, l’orchestre est enregistré mais le chanteur chante réellement) en fait, c’est comme quand tu fais un live télé et que t’as pas de musiciens avec toi. Moi j’interprète le truc en live, mais toute la musique est enregistrée, parce que sinon on s’en sort pas. On n’a pas les moyens de faire jouer la musique en live pour l’instant, un jour peut-être. On est resté vraiment dans ce truc, où il fallait que ce soit assez simple musicalement parlant. Parce que déjà la technique, les écrans etc ça demande pas mal de temps. Et quand on n’est ni OrelSan ni Mylène Farmer et qu’on a pas ces moyens à déployer, il faut penser à sa hauteur. 

Je viens de dire qu’il y a pas d’invité sur l’album. Il y a quand même une petite exception, c’est l’interlude L’inuit que t’interprètes pas.

Oui, c’est Féloche, qui est un chanteur français que j’aime beaucoup. Qui a une voix incroyable. Et c’est vrai que j’avais cette envie à un moment dans le spectacle de faire un peu une digression, où d’un coup on s’écarte de l’action, et même moi sur le plateau je deviens auditeur, spectateur de ce passage-là. Pour moi il fallait donc une voix qui captive, et qui a l’émotion. Et donc il a interprété un vieux texte que j’avais écrit. En fait ce texte-là je me suis dit “tiens, je pense pas que cet EP beaucoup de gens l’aient écouté, à part les afficionados”. Et ce texte, qui parlait de la vieillesse, c’était un parallèle. Ce vieil Inuit, et la mère d’un citadin dans une maison de retraite, dans ce morceau qui s’appelait Aurore Boréale. J’me suis dit “tiens, le texte de l’Inuit en fait, je peux le “recycler” pour ce spectacle-là”. Et ensuite on a rajouté un début, une fin, pour que ce soit cohérent, et que ça n’arrive pas comme un cheveu sur la soupe.

Moi ça fait partie des morceaux que j’aime beaucoup dans ta discographie.

Aurore Boréale ? En fait, c’est à partir de ce morceau, et même un petit peu avant, quand je faisais Vidéo Rap et tout, que j’me suis dit : il faut que dans chaque album je fasse un morceau un peu touchant et un peu plus émouvant que les autres. Celui-là arrivait au milieu de l’EP à l’époque. Et c’est vrai qu’à partir d’Aquatrip, c’était toujours le dernier morceau. Aquatrip y a Jour de fête. Sur Céleste y a Arbuste généalogique un peu, sur le fait de vieillir. Après tu as Langue Paternelle sur Terminus, et sur le dernier EP y a Tiens moi la main. Et j’me suis dit : c’est un peu ma signature, finir par un morceau un peu “waouh”. Que le spectateur soit un peu dans un truc, je sais pas moi… Pas scotché à son fauteuil, ou déstabilisé, mais, surtout finir toujours sur une note un peu triste, un peu mélancolique. C’est pas forcément ce qu’on retient de moi, mais c’est quelque chose que j’aime faire en fait. J’aime vraiment aller au bout de certaines émotions. C’est vraiment les morceaux les plus difficiles à écrire pour moi, parce qu’il faut trouver les mots justes. On n’est pas dans de l’esbroufe technique, c’est pas du flow. Y faut choisir les bons mots, et trouver la justesse au niveau de l’interprétation.

J’me suis demandé si c’était un clin d’œil directement voulu ? Ou est-ce que c’est simplement parce que ce texte-là pouvait bien passer à cet endroit ? Mais du coup c’était plutôt ça à priori.

Après, sans rentrer dans un truc trop descriptif et sans trop spoiler le truc. J’ai quand même pensé ce spectacle un peu comme un préquel presque des albums que j’ai pu faire. Pour moi, si je devais le mettre sur une frise chrnologique, il se situerait avant la découverte même du rap aquatique. Comme si l’Hippocampe de la Secte Phonétik se retrouvait dans la situation du personnage que j’interprète sur scène. Et en fait ça lui donne plein de pistes d’exploration. Parce qu’y a un morceau Dans La Lune qui fait référence à Céleste. Y a un délire complètement aquatique avec J’ai touché le fond. J’me suis amusé à réexplorer certains univers et le côté introspectif, un peu souterrain qu’il y a dans Terminus c’est quelque chose que je vais plutôt mettre dans un morceau comme Déboussolé. C’est vraiment ce truc de quelqu’un qui fait le point et qui se retrouve tout au fond de sa tête et qui essaye de comprendre la grande énigme de l’univers. Je l’ai pensé comme ça. Parce que, ce truc du cycle de l’eau que j’ai développé sur les trois albums, une fois qu’il était terminé je me demandais comment je pouvais rattacher mes prochains projets à ça. Du coup pour moi L’Odyssée d’Hippo, plutôt que de se dire que c’est une suite, c’est plutôt “voilà pourquoi Hippo est Hippo”. Parce qu’à un moment il s’est passé quelque chose dans sa vie. Et puis voilà, il a tripé et ça lui a donné finalement plein de pistes qu’il a explorées par la suite.

C’est marrant parce que finalement c’est une technique cinématographique déjà existante. De se dire “On a peut-être déjà tout raconté du personnage depuis le début de l’histoire, donc peut-être que la suite en termes de suite de films, ça peut être un préquel”.

Pour moi c’est ça aussi. C’est parce qu’après Terminus, le 3eme album. J’arrivais un peu au bout d’un voyage, un cycle. Et j’me disais “bon j’ai déjà exploré pas mal de thèmes”. Et même ne serait-ce qu’en termes de vocabulaire. On a tous un certain nombre de mots et en fait arrive un moment où t’as fait rimer pratiquement tous les mots que tu connais. Et c’est vrai que moi j’ai toujours essayé d’éviter les répétitions et de réutiliser les mêmes rimes, les mêmes mots, champs lexicaux. Donc y a un truc où, à la fois je me suis dit : peut-être que raconter des histoires, être dans un truc plus narratif ça me permettrait d’explorer de nouveaux univers. Et en même temps je crois que parler de moi et ce que je ressens, et vraiment se baser sur mes émotions, avoir ça comme point de départ à chaque fois, et bah ça me permet de faire un truc… De ne pas forcément aller dans un thème. C’est plus un ressenti. J’ai l’impression que chaque artiste finalement, plus le temps avance, plus l’artiste commence à parler de lui. Là je vois par exemple Spielberg il va sortir un film sur sa jeunesse. Ça montre que voilà, il a touché à l’aventure, la science fiction, il a touché à plein de choses. Et finalement plus il vieillit, plus il se dit peut-être que tout part d’un moment précis, et de lui finalement. Et c’est pas être égocentrique je pense. C’est simplement qu’on parle toujours de soi à travers les œuvres. Quand on parle de ses sentiments, de ses émotions, on est authentique, on est vrai, et forcément les gens vont se reconnaître. Et par exemple ce truc de rap conscient, rap de grand frère que j’adore. Moi par exemple, quand je commence à parler à quelqu’un en disant “tu” ou “vous” à travers mes textes, j’me dis “mais attends je suis qui pour donner des conseils”. Ou quand je dis “réalise tes rêves”, mais si ça se trouve le rêve du gars c’est de tuer tout le monde dans la rue, donc faut pas que je dise ça tu vois. Je trouve qu’y a une responsabilité quand tu parles des autres. Et finalement quand tu parles de toi ça n’engage que toi. J’me sens plus à l’aise finalement à aborder des thèmes un peu universels, mais toujours à travers mon propre point de vue.

Oui puis après les gens prennent ce qu’ils ont à prendre de ça qui leur parle à eux.

Exactement. Mais tu vois c’est vrai que pour moi, les morceaux les plus touchants, c’est des gens qui parlent d’eux même quoi. Je sais pas, Barbara par exemple… Y a des morceaux, c’est puant de vérité et ça joue pas la comédie quoi. J’aime beaucoup ça.

Alors justement, toi qui crées des récits avec des personnages. En l’occurrence, là, un personnage. Qui sont loin de la réalité. Dans quelle mesure tu te sers de l’imaginaire pour parler de toi ? 

En fait, on est des êtres complexes, tu vois, multifacettes. Et le temps de 15 min on peut passer d’une émotion à l’autre. Que ce soit un coup de fil, un texto qui nous bouleverse. Ou un commentaire de hater. Tout ce que tu veux. D’un coup, tu passes d’une émotion à l’autre. Et pour moi on peut pas tout le temps être le gars joyeux, le mec un peu lunaire. Alors, là on a évidemment cet imaginaire qui est omniprésent dans le spectacle. Mais c’est plein d‘émotions et de sentiments différents. Le Saloon c’est quelque chose de beaucoup plus enjoué et léger qu’un morceau comme Déboussolé, où là c’est le mec dans le noir qui se pose plein de question. Et je pense que, dans la plupart de mes textes, c’est moi, c’est-à-dire Sébastien Gonzalez, l’humain qui interprète Hippocampe Fou, un personnage un peu caricatural, extraverti, qui est confronté à des questions et qui baigne dans un univers culturel dans lequel beaucoup de gens ont baignés. C’est finalement le principe de ton site je pense. Comment l’imaginaire de plein d’auteurs, créateurs, cinéastes, ont pu influencer autant de gens. Et pourquoi d’un coup tu cites j’sais pas qui de j’sais pas quelle série, dont tout le monde à la référence. Je sais pas, des trucs comme Star Wars par exemple, c’est presque aussi important que la Bible pour les gens de ma génération. Dark Vador, c’est un truc où d’un coup, tout le monde n’a pas vu Star Wars, mais une majorité de gens connaissent l’histoire un petit peu. Et ça fait partie de la réalité. Même si c’est un monde imaginaire, ça fait partie de notre réalité. C’est comme Coca Cola, tout le monde connaît, tout le monde a la ref. C’est un truc qu’est assez important chez moi. Quand je fais du name dropping j’essaye de toujours trouver des choses qui sont toujours assez populaires et qui ont fait leur preuve dans le temps. Jamais tomber dans un truc genre name dropper le footballeur du moment, l’influenceuse ou l’actrice en vogue etc. Parce que tu vois c’est quelqu’un qui peut vite tomber dans l’oubli, et ça on le sait pas au moment où on l’écrit. Et c’est vrai que je vais plutôt chercher des trucs genre Pinocchio. C’est des gens que j’apprécie, mais voilà, j’ai toujours un petit temps avant de citer les gens. J’me dis “est-ce que vraiment cette personne marquera son époque ?”. Si dans 100 ans quelqu’un écoute le morceau, si on est encore là en tant qu’humanité, est-ce qu’il aurait la ref ?

On y vient justement aux références petit à petit. Y a vraiment plein d’environnements dans l’album. Ça va de l’Egypte et les pyramides à la forêt luxuriante. Moi ça m’a un peu fait penser, c’est peut-être pas l’inspiration de base, mais à un jeu vidéo en fait. Comme un RPG ou même un Super Mario où t’as plein d’environnements différents. De quoi tu t’es inspiré pour ça ? Pour le fait d’avoir plein d’environnements super différents et qui sont très visuels.

Je pense que c’est un peu toutes ces références. L’Egypte, Indiana Jones quoi. J’ai grandi avec ça. Je pense tout de suite à un truc un peu d’aventure, chasse au trésor, les secrets des pyramides. Ça me met dans un univers que j’ai l’impression de maîtriser. On est pas dans une analyse sociologique de l’Egypte. On est vraiment dans le cliché un peu de l’Egypte pour l’aventurier, et ce que ça représente aussi sur le plan philosophique, qu’est-ce qui nous reste du passé ? Comment l’humanité redessine la Terre ? Parce qu’y a des éléments qui sont déjà présents. Comment tu fais des constructions aussi mythiques que les pyramides ? Et qui perdurent ! C’est ça qui m’impressionne dans ce type de décor. Et après, par exemple la jungle amazonienne, c’est un tout petit morceau, même dans le spectacle. Mais moi j’avais en tête Apocalypto de Mel Gibson. Y a plein de gens qui considèrent que c’est un film tout pourri. Moi je trouve ça ultra prenant. Et justement y a un peu ce côté RPG, ou survival même. Le personnage, il est là, y a des pièges, des trucs qu’il doit éviter. Et en fait, Lucas Dorier, je lui ai parlé d’Apocalypto, en lui disant, “il faut faire un truc un peu course poursuite, un truc vachement entêtant, avec une flûte ». Parce qu’à chaque fois on voulait un instrument spécifique en fonction des décors, pays et régions. Donc là c’était la flûte. Y a un morceau qui s’appelle La Montgolfière, on est parti du bâton de pluie. On est parti de l’idée du chant de la pluie. On avait ce décor audio qui se marie très bien aux images.
En tout cas le côté jeux vidéo, clairement. Y a le côté quête. Mais les jeux vidéo s’inspirent de la littérature, du cinéma. C’est juste une évolution logique. C’est toujours un peu dans le conte. Et peut-être aujourd’hui plus qu’avant, cette possibilité de passer d’un univers à l’autre, comme dans Super Mario, c’est assez jouissif et moi je me suis toujours amusé à le faire, même dans mes albums. Tous les morceaux n’étaient pas liés les uns aux autres. Y avait une cohérence globale, mais y avait aussi cette envie d’avoir des couleurs différentes, des mondes comme tu le dis. Ça c’est le château de Bowser, ça c’est la route arc-en-ciel. Et puis ça se traduit aussi dans la lumière. Un morceau comme Presque Rien sur scène, je dis à l’ingé lumière, “fait moi une ambiance bisounours, arc-en-ciel”, ça va très bien. Et juste après, BAM, ça cut avec un truc très rouge, très infernal dans l’esprit, avec quelque chose de beaucoup plus sale comme on dirait.

Oui et puis même tes albums, entre Aquatrip, Céleste, et puis surtout Terminus, où la musique était beaucoup plus organique. À chaque fois, même au-delà des morceaux, y a une thématique musicale qu’est respectée.

Peut-être qu’Aquatrip c’est le plus spé. Parce que j’étais à une époque où le boom-bap faisait son grand retour. Y avait 1995, Sexion d’Assaut. Et moi si tu veux j’adorais ce rap-là des nineties, donc je voulais en faire. Et en même temps je bossais avec un producteur anglais, qu’était dans le délire grime, dubstep etc. Donc dans l’album, je l’avais justifié comme un voyage vers les profondeurs. Ce qui fait que plus tu descends, plus tu as du sub et des sonorités un peu électroniques. Parce que tu t’éloignes de la surface. Après, Céleste, ça a été réalisé par Blanka. Et puis Terminus quasiment tout est composé par Max Pinto. Lui est instrumentiste, donc y avait ce côté jazz, contrebasse, qu’était omniprésent. Et là pour l’Odyssée, je pense qu’on a quelque chose qui est à la fois très diversifié et ultra cohérent parce que c’est la même personne, Lucas Dorier, qui a tout composé. C’était lui qui était devant ses sessions, mais on a fait tellement de ping pong, que je me reconnais dans tous les morceaux… Et c’est vraiment des morceaux qu’on a signé tous les deux parce qu’y a autant de lui que de moi dans les morceaux.

Justement je trouve que ton univers à toi et ta passion pour le cinéma se retrouvent dans le disque. Parce que dans l’album, chaque morceau a son univers. Tout est assez cohérent en termes de champ lexical et d’ambiance musicale. Au cinéma on dirait que c’est de la musique empathique par rapport à l’image.

Ouais ! On a les termes Michel Chion tout ça ! La musique empathique, anempathique, musique de contrepoint. Mais complètement. Là c’est clairement empathique à chaque fois. Et je pense que ça peut paraître évident, mais en même temps, quand on est dans un truc très narratif, et qu’on veut embarquer le spectateur, on a aussi cette notion. Au cinéma, on parle de montage invisible. On n’est pas dans un truc discursif. On n’essaye pas de faire réfléchir le spectateur pendant qu’il regarde le film, comme le ferait Godard, Lars Von Trier ou quoi. Où d’un coup tu questionnes l’objet en lui-même et ça te sort un peu du film. Là, on voulait vraiment que les gens soient complètement immergés. Et donc pour ça, la musique empathique est évidente. Parce qu’il faut pas qu’on se dise “mais pourquoi avoir choisi cette musique par rapport à ce décor, ça colle pas”. D’un coup le spectateur sort, se rend compte qu’il est dans une salle de spectacle. Il faut que les gens soient happés du début à la fin.

Pour rester sur le cinéma. T’es passionné de cinéma depuis toujours, et je pense que tes auditeurs le savent tous. Et là encore t’as plein de références au cinéma disséminées dans les morceaux. Est-ce que ça fait partie de tes inspirations pour les univers ? Est-ce que par exemple pour le premier titre t’as des films en tête quand tu écris le morceau ou juste ça te nourris d’idées de manière générale ? Comment tu vas piocher là-dedans ?

Je vais citer David Lynch. Il disait dans une interview que “l’esprit, c’est comme un océan, et les idées, c’est comme des petits poissons et de temps en temps on va pêcher des idées”. Et moi je vois la culture populaire et toutes mes influences de cette manière-là. C’est-à-dire que, quand j’écris un texte, j’me mets dans un mood. J’établis souvent un champ lexical, de manière un peu scolaire. Du coup c’est des mots, des références que je trouve, comme ça, dans ma tête, en ayant vu énormément de films, lu quelques articles pour les choses un peu plus philosophiques ou abstraites. J’ai pas envie de dire des choses trop bateaux donc il faut quand même que je me renseigne. Mais vraiment le moment où ça se transforme en musique, je me laisse porter par les sonorités et ça c’est assez jouissif. C’est comme un puzzle où les pièces apparaissent au fur et à mesure. T’as une première pièce, elle est posée là, et les autres n’existent pas encore. Elles sont dans un coin de ta tête. Petit à petit tu te dis “tiens mais en fait ça ça rime avec ça« . « Ah ouais, mais ça ça m’évoque ça”, et d’un coup, POUF, le puzzle est terminé. Et tu te dis “j’sais pas vraiment expliquer comment j’ai fait ce puzzle”. Parce que j’avais pas les pièces en main, mais en fait elles étaient quelque part dans un coin, elles attendaient que je les trouve. C’est ça qui est un peu magique.

Toujours pour le cinéma, je me posais une question toute bête, toi qui es passionné de cinéma depuis toujours, qui en a même fait un hymne dans Aquatrip. Qu’est-ce qui te passionne vraiment dans le cinéma ? Est-ce que t’arrives à savoir pourquoi tu aimes tel ou tel film ? Parce qu’à priori tu as des goûts assez éclectiques en termes de cinéma.

Je pense qu’en plus, ce spectacle-là ne rend pas forcément hommage à tous les films que j’aime et tous les genres cinématographiques que j’aime. Tout à l’heure par exemple je te parlais de Lars Von Trier moi j’adore ce qu’il fait, mais encore une fois, c’est ça, y a des films que je vais regarder pour être surpris formellement. C’est-à-dire que d’un coup y a une invention visuelle, qui me submerge d’émotion. Où d’un coup, j’me dis “waouh, mais comment c’est génial d’avoir pensé à ça”. Je sais pas, par exemple Dogville, je vois ce film, le truc commence, j’me dis “Nan il va pas faire le film entier comme ça ?”. Et en fait au bout de trois-quarts d’heure je suis complètement dans l’histoire et je me dis “mais c’est un génie le mec”. Et j’me dis “mais c’est incroyable d’avoir eu cette idée et d’avoir été au bout du truc”. D’avoir exploité tous ces trucs de l’intime ou du privé alors que les gens marchent à côté. Et pourtant, quand tu regardes le film, t’es pris par l’histoire. En fait, ce que j’aime dans le ciné c’est quand le fond et la forme m’embarquent. Y aussi plein de films que je regarde parce qu’ils me captivent, je me laisse prendre à chaque fois. Je sais pas, Piège de cristal par exemple j’adore ce film, Apocalypto dont je te parlais. J’aime beaucoup les trucs un peu survival, genre 28 jours plus tard. Je suis complètement dedans, et de temps en temps je me dis “waouh quel beau plan”. Mais je suis moins dans mon côté étudiant en ciné en train de me dire “c’est une révolution formelle”. Comme quand j’ai pu voir Gravity ou Cloverfield la première fois. D’un coup tu te dis “mais c’est génial, le concept”. Quand un film accède à la liste de mes films préférés, c’est que je me suis pris des gifles visuelles, et qu’en même temps, j’étais complètement dans l’histoire. Parfois y a des films qui sont très inventifs, formellement parlant, avec des plans incroyables, mais tu décroches un peu. Et puis, il y a ces films que je peux revoir chaque année, comme Titanic, je ne m’en lasse pas. Voilà, C’est une symbiose entre le fond et la forme. Dans les derniers films qui m’ont scotché de ouf, y a eu 1917 de Sam Mendes. C’est pensé comme un seul plan-séquence. Donc c’est pareil dans un coin de ta tête tu te dis “putain, mais comment ils ont fait ça techniquement”. Et en même temps t’es grave pris par l’histoire. Et sinon y a eu Interstellar. Je crois que c’est le dernier film où je suis sorti de la salle et je sais pas, je me sentais plus sur Terre. Ça m’avait emmené si loin. Je me sentais si petit, si insignifiant et en même temps j’avais trop hâte de retrouver ma fille.

Dans cet album, et même de manière générale, tu fais aussi beaucoup référence aux dessins animés. Là, le titre Saloon fait beaucoup penser à un Disney.

Il est très cartoonesque !

Est-ce que là en particulier, ces références aux dessins animés elles sont là parce que le spectacle se veut être accessible aux enfants ? Ou est-ce que c’est parce que ça t’a vraiment servi d’inspiration directe pour le spectacle et les morceaux ?

Encore une fois, je pense qu’on est multifacettes. Moi je suis un grand gamin et aujourd’hui j’ai trois enfants. Donc je suis constamment en train de pousser des petits cris et de faire des bruits bizarres à la maison. Le plus petit a deux ans. Il me ramène à ce truc un peu primaire de juste kiffer l’instant présent. Je pense que les enfants ont ce truc-là. Ils sont pas en train de s’angoisser sur le futur. Y a pas encore la nostalgie parce qu’ils sont en train d’expérimenter plein de nouvelles choses, tout est merveilleux. Et moi si tu veux j’me nourris énormément de ça. C’est simplement une partie de moi, qui de temps en temps transparaît dans des morceaux comme Le Saloon, où là c’est vraiment comme un adulte qui retourne dans sa chambre d’enfant, qui ouvre un coffre à jouets et qui retrouve un petit peu tous les trucs qui l’ont fait triper et qui s’amuse à jouer avec toutes ses figurines. 

Et puis c’est important j’imagine, parce qu’encore une fois ça parle de toi. Dans ce titre-là tu dis aussi : Y’a les idoles de mon enfance, les ignorer serait une offense”. Au final c’est un peu ça du coup ? Tu pouvais pas ne pas les citer parce que c’est des trucs qui t’ont forgé et qu’ont été importants.

Bien sûr. Moi je peux pas enterrer l’enfant qui est encore en moi. Je sais plus qui dit ça, mais c’est des trucs que tu vois passer sur instagram. “L’artiste c’est un enfant qui s’est préservé”, ou “qui n’a pas grandi« . Moi ce truc-là je le trouve réel. La gravité du monde et toutes ces choses-là, évidemment que ça me traverse et que ça me touche. Mais c’est pour ça aussi je pense que j’aime le cinéma. C’est une manière de s’échapper du quotidien et de la dureté du monde. Ça m’empêche pas de l’affronter, de la questionner, mais c’est vrai que parfois t’as juste envie de penser à autre chose. Et de déconnecter un petit peu et finalement partir dans cette bulle imaginaire dans laquelle t’es bien. Je pense que dans le spectacle t’as ça, mais finalement plus le spectacle avance plus la bulle se perce un peu. Et y a ce monde et ces questions qui inondent un peu ta petite zone de confort.

On a parlé de dessins animés, et dans certains dessins animés, parfois, y a des personnages un peu mythologiques, et la mythologie, c’est un truc qui revient pas mal chez toi, et pas que sur cet album mais sur ta discographie entière. On a parlé de films où tu te retrouves dedans parce qu’ils sont “réalistes”. Comment ces récits mythologiques qui peuvent pourtant paraître assez loin de nous, vu qu’on parle de héros et de dieux, comment ces récits arrivent à te toucher et t’arrives à te retrouver dedans ?

Parce que c’est de la narration et c’est des histoires. Je vais pas rentrer dans le truc de Yuval Noah Harari, l’auteur de Sapiens. Mais ça c’est je crois le dernier bouquin qui m’a giflé. J’me suis dit c’est incroyable parce qu’il met sur le même plan la religion, la mythologie et les récits de manière générale. Tout ça, c’est des récits que les gens se racontent. C’est peut-être ça le propre de l’homme, de se raconter des histoires, et imaginer des choses qui ne sont pas concrètes. Qui ne sont pas dans le monde sensible, visible, mais qui arrivent dans un espace imaginaire. Les gens d’un coup évoluent dans ce truc-là, et trouvent leurs références, leur voie. Moi si tu veux, c’est comme si ma religion, c’était l’imaginaire. Et ça permet de remettre des choses un peu sacrées comme des dieux antiques, sur le même plan qu’un personnage de dessin animé. Parce que finalement tout ça c’est des histoires et y a des ponts possibles. Moi tu vois j’adore pouvoir mélanger des références, pour pouvoir créer mon propre univers. Par exemple, j’aime beaucoup le surréalisme. Enfin ça s’arrête un peu à Magritte et Dali. Mais ce truc de mélanger les choses, venues d’univers différents, et ayant des fonctions différentes pour créer quelque chose de neuf. C’est ça le propre du surréalisme. C’est la chaussure avec des ailes. Ok, les chaussures c’est fait pour marcher, les ailes pour voler, mais hop, d’un coup une chaussure avec des ailes, waouh, en fait pourquoi pas. Ceci dit dans la mythologie grecque y a des gens qu’ont déjà fait ce truc-là. Moi j’adore ce concept de création, à partir de la réalité. Parce que finalement c’est ce que va faire quelqu’un qui va construire un bâtiment incroyable à partir de matériaux déjà présents sur la planète. En fait c’est comment tu joues sur ce qui est à ta portée. Et comme moi je suis pas quelqu’un de manuel, et que je suis pas non plus dans la représentation picturale. Je fais mon imaginaire avec des mots. Et finalement c’est des tableaux littéraires, enfin je sais pas comment appeler ça. Avec la dimension musicale et rythmique en plus.

Je pense que de toute façon, toutes ces histoires, à la fin, leur dénominateur commun, c’est que ça part d’un humain, qui nécessairement parle de l’humain de manière générale.

C’est ça. Mais même si tu mets un chien à trois têtes, et que c’est son aventure. On lui donne des caractères et des sentiments humains. On personnifie toujours les choses ou les animaux. Et finalement, les personnages des récits qu’on connaît tous, ont des traits, des caractères humains, des réactions humaines. C’est pour ça qu’on arrive à se reconnaître dans l’histoire d’Ulysse. Même si d’un coup il est confronté à un cyclope. Le cyclope n’existe pas mais il peut représenter un obstacle, une puissance qui nous dépasse, ça peut être nos angoisses, ça peut être le boss du bureau où on va tous les jours. Je sais pas, on met les traits qu’on veut finalement. Et c’est ça, ce côté allégorique des récits. C’est ce qui fait que les gens aiment les histoires, parce que finalement ça parle d’eux, et de leur quotidien, et de la réalité.

Ça va m’amener au dernier topic de références de l’interview. On a parlé de cinéma, de mythologie, tout ça c’est rattaché souvent à la littérature. Et dans l’album, y a aussi quelques références à des livres. Y a Moby Dick, du Jules Verne, tu parlais du fait que t’imaginais un peu un tour du monde donc c’est intéressant. À un moment, tu parles de spleen Baudelairien… 

Oui ! Je savais que t’allais me le sortir. Dédicace à rimes solides, parce que je t’avoue que baudelairien, c’est vraiment pas un mot que j’utilise au quotidien. Et je sais pas j’avais “le poker j’y connais rien”, je trouvais pas avec quoi ça rimait : rimes solides. Je pense que tous les rappeurs connaissent ce site, quand je bloque sur une rime, ça m’arrive de l’utiliser. Et du coup le site me propose « baudelairien« . Je suis pas un fanatique de Baudelaire, mais voilà, le truc sur le spleen, le côté un peu dépressif, mélancolique du personnage et de son œuvre… J’me suis dit, ouais finalement mon personnage à un moment ressent un certain spleen. Pourquoi ce serait pas un spleen baudelairien ? Après bien sûr encore une fois c’est un clin d’œil à la culture populaire. Mais c’est pas pour dire “Baudelaire c’est mon gars sûr”.

Mais ces quelques références-là, je trouve que c’est surtout des écrivains qui emmènent en voyage.

Complètement. Et c’est des écrivains, tu parles de Jules Verne, c’est quelqu’un qui a pu influencer Méliès qui lui-même a influencé une partie incroyable de cinéastes modernes. Évidemment le cinéma est jeune donc il a puisé dans des disciplines artistiques préexistantes. Et la littérature c’était la base. Donc forcément, Jules Verne quoi. Le côté visionnaire du bonhomme, c’est fascinant. Donc c’est sûr qu’y a des références, mais qui sont très populaires. Il faut pas que la référence soit un frein à la compréhension du texte. Donc je fais toujours attention à la lisibilité. Et ça fait aussi partie du travail que je fais sur la diction. Quand je rappe vite j’essaie de bien articuler. Parce que j’ai envie d’être saisi, compris. Même si on comprend pas le sens profond de chaque phrase. En-tout-cas, je veux qu’on comprenne tous les mots. Tu écoutes une première fois tu te dis “putain ça a l’air un peu barré”. Et plus tu écoutes, plus tu comprends le sens, les références. Y a un slameur poète que j’aime beaucoup qui s’appelle Souleymane Diamanka. Il dit qu’un prof de français lui avait dit “la poésie, c’est mettre des nœuds dans les phrases, et celui qui écoute doit s’amuser à les dénouer”. C’est comme un escape game pour prendre une référence actuelle. Y a un côté énigmatique, mais finalement, y a toujours une solution. Moi j’ai un peu de mal avec l’écriture trop abstraite. De l’ordre du concept, pas assez dans l’image. J’ai besoin de créer un tableau. Et si y a une idée derrière le tableau, il faut qu’elle soit accessible et que moi-même je la comprenne. Je suis pas dans un truc d’écriture spontanée où d’un coup je mets les mots qui me passent par la tête, et ça sonne bien, et je comprends pas vraiment ce que j’écris. Mon truc, c’est comme tu disais, un jeu vidéo. Y a des passages secrets, des trucs qui vont permettre de bien tout comprendre et de réussir la mission à 100%.

Est-ce que toi, avant même le cinéma et la musique, t’as pas été transporté dans des mondes imaginaires par le biais de la lecture ?

Oui mais c’est des livres qui me font encore kiffer. Que ce soient des histoires toutes simples pour enfants. Que je lis encore à mes enfants, d’auteurs contemporains et tout. C’est des livres avec des images hein. C’est pour les tout-petits. Mais moi j’adore les livres pour enfants. Et après, en plus de ça c’est Roald Dahl, Charlie et la chocolaterie, James et la grosse pêche, Sacrées Sorcières. C’est des choses qui m’ont fait voyager et je trouve que finalement, ces bouquins-là, c’est des choses qui t’accompagnent un peu toute ta vie. Comme des chansons que t’as pu fredonner quand t’étais petit. Même si tu grandis, et que tu te dis, “c’est un truc de gamin ce que je chante”, c’est pas grave, tu kiffes. Y a des morceaux, de j’sais pas, l’époque du Club Dorothée. Quand j’les réécoute, y a un mélange de nostalgie et y a un côté rassurant. Ça te ramène à une époque où t’étais insouciant. Ça te fond dans le décor où tu regardais ces animés. Et d’un coup je sais pas t’es bien. Moi y a un film par exemple, je le regarde presque chaque année avec mes enfants. C’est Maman j’ai encore raté l’avion. Ce film est magique. La musique de John Williams y joue pour beaucoup. Pratiquement tous les films dont il a composé la B.O. ils sont dingues. Et je sais pas, ce film, ça me ramène à moi, qui ai vu ce film, j’avais 10 piges, j’étais avec mon grand-père, et il était vivant à l’époque. Ça me fait du bien quoi. Ça me ramène aussi à mes quelques années à New-York. Et je pense que plus tard ça me rappellera l’époque où je regardais ce film avec mes propres enfants. Je pense qu’y a des films comme ça qui traversent le temps. Ça me ramène à l’enfant que j’étais, et ça me fait du bien de les voir.

Toute dernière question, le site s’appelle VraisSavent en référence au titre Les vrais savent de Lunatic. D’après toi c’est quoi LA chose essentielle que les vrais devraient savoir ?

J’ai envie de dire déjà : tout le monde devrait être vrai. C’est un peu le combat ! Parce que finalement les vrais savent, y a un côté un peu sectaire, entre initiés, presque francs-maçons, tout ça. Moi si tu veux, dans ma démarche artistique, et je pense même toi en faisant ce site, t’as envie qu’un maximum de gens fassent partie des détenteurs du savoir et t’as envie de transmettre ça au maximum. Donc y a une démarche presque politique de transmission du savoir. Et moi le peu que je sais, c’est juste ce côté, ne pas perdre l’enfant intérieur. Savourer l’instant présent. Se dire aussi qu’on n’a pas fondamentalement d’ennemis. Et que finalement chaque être humain peut être connecté à n’importe qui. À part peut-être les serial killer qu’on doit essayer de comprendre tout en évitant qu’ils agissent. Mais je veux dire, on peut converser avec quelqu’un qui pense l’exact opposé de tout ce qu’on a appris. Et se dire que finalement, cette personne, elle a autant raison que soi. Même si c’est dur à accepter parce qu’on est le fruit de notre parcours, le lieu où on a grandi, l’orientation culturelle, les fréquentations qu’on a eues, etc. Mais je pense que c’est ce truc d’ouverture, rester toujours ouvert. Et finalement si quelqu’un fait fausse route, qu’on a cette sensation-là, il faut essayer de communiquer avec cette personne, pour trouver des terrains d’entente plutôt que de se dire “cette personne-là, on n’est pas du même monde”. Parce que ça, c’est la porte ouverte à tous les conflits, les guerres, la peur. Cette peur de l’autre et le fait de se renfermer avec justement des gens qui pensent comme nous. J’ai vu un docu là, sur les réseaux sociaux, et sur le fait que quand on ouvre les applis comme Facebook, Instagram, on se retrouve qu’avec des gens qui ont les mêmes idées que nous. Et on a l’impression que le monde c’est ça. Mais finalement si on voyage pas, si on rencontre pas d’autres gens, on reste dans sa petite bulle. Je pense que de temps en temps, c’est bien d’aller se confronter au monde extérieur. Et, sans faire du prosélytisme. Tout simplement se dire “moi j’ai l’impression de véhiculer des choses qui sont moralement bonnes”. Alors, la morale, c’est constamment remis en question. Mais se dire “j’ai envie de faire le bien, je vais essayer de faire en sorte que tout soit bien autour de moi”. Et moi encore une fois je suis ni religieux, ni croyant, mais j’ai cette conviction, sans doute utopique, que tout le monde peut se comprendre. Si tu veux, les vrais savent que tout le monde peut devenir vrai.

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