Interview Vrais Savent : Lucio Bukowski, part 2

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La semaine dernière, vous pouviez lire sur le site la première partie de l'interview de Lucio Bukowski, en lien avec son EP sorti au début du mois, OUTRENOIR. Dans cette seconde partie, nous abordons les références de ses textes. Au programme, écriture, musique, peinture, cinéma et leçons de vie. Du Calaferte, Dario Argento, Lil Ugly Mane, Clouscard, Tarkowski, Booba et l'importance de se cultiver pour mieux connaître le monde et se connaître soi.

(Pour apprécier l’interview au mieux, il est préférable d’avoir lu la première partie. Mais elle s’apprécie parfaitement seule.)

OUTRENOIR Lucio Bukowski
Lucio BukowskiOUTRENOIR

Ton goût pour l’écriture, et la lecture, va nous amener vers la partie référence de l’interview. Ton nom vient de Charles Bukowski. Tu portes ce nom depuis plus de 10 ans. Qu’est-ce que tu tires de cet auteur, et surtout, est-ce que tu en tires la même chose aujourd’hui qu’à tes débuts ?

C’est un auteur que j’ai toujours aimé. À l’origine, je préférais ses nouvelles au reste. Et vieillissant, j’ai préféré sa poésie à ses nouvelles. Moi par exemple, certains poèmes qui sont très décousus, trois quatre mots, puis en dessous deux, ça, ça vient vraiment de Bukowski. C’est un auteur qui ne vieillit pas je trouve. Que tu le lises à 16 ans ou à 40 ans, j’ai l’impression que, je sais pas, il a une sorte de constance émotionnelle. Il est recevable à tout âge. Je sais pas trop comment l’exprimer. Tu sais, y a des poètes qui t’impressionnent à 16 ans, puis plus tard tu te dis “ouais nan, ça me fait un peu chier”. Je trouve que lui, c’est pas le cas. C’est lié à la simplicité. Et c’est pas de la flemme. C’est pas de la facilité, c’est de la simplicité. Enfin je veux dire, il a commencé à publier à 40 ans. Alors qu’il écrivait à 20 ans. Il a mis énormément de temps à peaufiner son truc. C’est pour ça, c’est très travaillé. Quand il fait un poème avec 4 mots et qu’il traite quelqu’un de fils de p***, il y a 20 ans de recherches derrière ça. Je trouve ça fascinant. C’est comme Picasso en peinture. Avant de faire un personnage carré, tu vois qu’il a maîtrisé toute sorte de peintures. C’est une simplicité qui est le fruit d’un travail très long, élaboré, réfléchi. Et je pense que c’est pour ça que ça ne vieillit pas. Je pense que, même culturellement, un Allemand ou un Sud-Américain, s’y retrouvent forcément. C’est une sorte de poésie de l’âme. Malgré son apparente grossièreté. Des gens disent : “Il parle que de putes, de cuites”. Mais c’est beaucoup plus profond et complexe en fait. Il parle surtout de mal-être, de plein de choses où chacun se retrouve. Après moi à cette époque je le lisais beaucoup, j’avais 16-18 piges. Quand j’ai commencé à faire beaucoup de rap y avait déjà un mec qui s’appelait Lucio, du coup je me suis dit “je vais rajouter un truc derrière” et j’ai rajouté Bukowski, parce que c’est ce que je lisais à ce moment-là. Peut-être que j’aurais mis autre chose si à l’époque j’avais lu autre chose. D’ailleurs, j’ai pas mis Bukowski en voulant traiter les mêmes thèmes, ou en me disant « je suis pareil« . Preuve en est c’est qu’à l’époque, je buvais pas d’alcool par exemple. Ça me fascinait pas. J’allais pas dans les bars. Dans sa poésie, c’est plus le rapport à la profondeur de l’âme, à la simplicité, qui m’intéressait. Et voilà, c’était pratique et je trouve que ça sonnait bien. Lucio Bukoswki, c’est assez décontenançant. Une sorte de prénom italien avec un nom de famille allemand.

C’est intéressant parce que tu aurais pu prendre n’importe qui d’autre comme tu dis, et au final, maintenant c’est toujours un auteur qui te parle et que tu trouves intemporel.

Oui, cinq ans plus tard j’aurais choisi Lucio Calaferte. Mais ça me donne envie d’en relire là tu vois. Il fait un temps de merde, peut-être que cet aprem j’en relirais.

Dans l’EP tu parles de pas mal d’écrivains, et même dans ta musique en général. Faulkner, Blaise Cendrars, Garcia Lorca ou Pessoa sur OUTRENOIR par exemple. À quel point les écrivains que tu lis ont un impact sur ta propre écriture ? 

Ça c’est très compliqué. C’est plus vraiment les écrivains. C’est compliqué parce que c’est une interpénétration de tout plein d’influences. Y a un moment donné où, quand tu lis beaucoup, que tu regardes beaucoup de films, que t’écoutes beaucoup de musique, que tu t’intéresses à la peinture. Et bah en fait tu vois qu’un peintre du 18e siècle il rentre en résonance avec, je sais pas, un poète portugais du 20e. Ils ont un trait en commun. Et ce trait quand il est conjugué à une poétique de l’image telle que Tarkovski par exemple ça fait naître une image. Je pense que c’est plus une digestion globale de tout ce que tu peux absorber, d’un point de vue artistique. Mais pas seulement, ça peut être scientifique, philosophique, religieux pourquoi pas. Moi quand je parle d’art je parle de ça en fait. Pour moi il y a des scientifiques qui sont des artistes. C’est-à-dire qu’ils ont une vision du monde qui peut rejoindre celle d’un peintre, d’un réalisateur, ou d’un poète chinois comme Li Po. Une manière de filmer la lune, tu vas pouvoir te dire “ah oui ça me rappelle un poème de Li Po”. Où il décrit la lune qui se reflète comme ça dans l’eau alors qu’il est sur une barque. Et du coup ça transcende complètement les notions de siècles, de distance géographique et même de discipline. Il y a des peintres qui s’intéressent aux mathématiques. Ou des mathématiques qui définissaient certaines peintures. C’est finalement une réflexion humaine. Une intuition de l’âme encore une fois. C’est quelque chose qui n’est pas mesurable. Mais qui a des conséquences très concrètes. Une toile, un morceau de rap, un poème ou des gens qui ont découvert… Je sais pas, si tu t’intéresses à la mécanique quantique, je suis sûr qu’ils ont pu être influencés par un compositeur. Et ils ont fait des découvertes parce qu’ils avaient entendu une symphonie 10 ans avant. Et cette symphonie elle a peut-être ancré quelque chose en eux qui a germé, au contact d’autres choses, et qui leur a donné le moyen d’avoir telle réflexion à tel l’instant. Moi je vois ça comme ça. Chaque fois que je vois un film, une toile, ça m’apporte quelque chose. J’en ai pas forcément conscience mais ça sortira une rime à un moment ou un autre, ou une référence, ou une image complètement graveleuse…
Après les écrivains effectivement ça a forcément un impact sur mon style. Moi je sais par exemple que dans mes petits livres de poésie, quand j’écris mes aphorismes, ils doivent beaucoup à Calaferte. C’est quelque chose que j’ai incorporé, que j’ai digéré, que je ressors à ma façon. Mais si tu les lis et que derrière tu vas lire quelque chose comme Paraphe de Calaferte, tu vas dire “ah oui, je vois très bien qu’il y a une influence, c’est clair et net”. Mais voilà, je m’en cache pas. Les artistes qui disent “moi j’écris à partir de rien”. C’est faux, ils ont forcément écouté quelque chose, ou vu quelque chose ou lu quelque chose qui les a incités à. La génération spontanée en art j’y crois pas une seule seconde. Ou alors c’est une expérience de vie, ou quelque chose que quelqu’un t’a dit, mais il y a toujours une raison. Ça sort pas de nulle part.
Après je suis beaucoup inspiré par le cinéma aussi. J’suis en train de finir un gros livre qui parle à la fois de musique et de cinéma, sur le cinéma de genre. Et je me disais que je cite souvent des musiciens, des poètes, des écrivains, moins des réalisateurs. Mais je pense la façon dont je perçois l’image dans l’écriture, elle vient beaucoup du cinéma.

C’est intéressant que tu dises que même des scientifiques peuvent t’inspirer. Dans les références que tu peux faire, il y a pas que des œuvres et écrivains de fictions. Notamment à un moment tu dis ”Mes textes ont plusieurs sens comme Rorschach”. Le test de Rorscharsh c’est un outil de psychanalyste. Et à une époque tu avais aussi dit cette phrase qui a fini dans un des articles du site : “Va niquer ta mère n’est qu’un poncif oedipien”, une autre théorie psychanalytique. Donc la question qui vient c’est, est-ce que tu t’intéresses autant à des ouvrages fictifs qu’à de la littérature scientifique ?

Oui oui, mais par scientifique on peut étaler, pas seulement les sciences telles que l’astronomie, physique. Mais aussi la sociologie, la psychanalyse. J’aime bien (Carl Gustav) Jung par exemple. Je trouve souvent du réconfort dans la vision que Jung porte sur l’âme, sur plein de choses. Ça peut être la philosophie. Y a pas longtemps je me suis lancé dans Marcel Mauss aussi. Avec tout ce truc de don et de contre don. La littérature sociale m’intéresse, Michel Clouscard, entre autres. Plein d’autres auteurs, pas forcément marxistes d’ailleurs. Parce que c’est quand même un trait très central chez Clouscard. J’suis un peu obsédé par l’idée d’essayer de comprendre le monde sous tous ses angles de vues. Ce qui est fondamentalement impossible. Mais en tout cas on peut essayer. Donc ouais j’essaye de m’intéresser à tout. Après, quand je lis un livre sur la physique quantique, évidemment je ne comprends pas tout. Y a plein d’éléments qui sont un peu obscurs. J’ai aucune notion en mathématiques, à ce niveau-là tu peux pas tout comprendre. Donc t’essaies de voir dans la vulgarisation. C’est vraiment une obsession de comprendre comment marche le monde. Parce que je pense que tout se rejoint. La connaissance elle fait de meilleurs êtres humains. Et comme j’ai envie de toujours être un meilleur être humain. Et je parle pas d’ambition, de gloire, juste être un meilleur être humain. Quelqu’un qui comprend mieux le monde, et en comprenant mieux le monde, qui se comprend mieux soi. Et qui en se comprenant mieux soi est plus à l’aise avec les autres. Qui essaie de gommer ses mauvais côtés, parce qu’on en a tous. Essayer d’être moins fermé, plus à l’écoute, moins centré sur soi, parce que je peux l’être aussi. D’une manière aussi bête que n’importe qui d’autre. Voilà c’est essayer de tout comprendre sur tout. Encore une fois c’est impossible mais il faut faire des choix.

Il y a aussi des phrases plus historiques dans tes textes : “Ma langue résiste telle Ashanti, Tous, ils s’entendent comme nazis/Argentine”. Même ça c’est important dans tes lectures ?

Un pont étrange entre les Ashantis et les réfugiés nazis en Amérique latine. Après ça j’aime bien parce que, “tous ils s’entendent comme nazis/Argentine”, quelqu’un qui ne s’est pas forcément intéressé à ces questions d’histoires, il se dit “tiens c’est bizarre cette référence”. Ça aussi c’est un jeu. Je joue pas au pédagogue. J’ai jamais eu envie d’être professeur. Par contre j’aime bien semer des indices et me dire que potentiellement il y a un gars qui sait pas de quoi je parle et qui va se renseigner. Il va savoir qu’il y avait une protection et qu’en fait il y a des anciens cadres nazis qui ont pu vivre jusqu’à leur mort tranquillement en Argentine, au Brésil… Ou les Ashantis, voilà, quelqu’un qui sait pas qui va se dire “oh qu’est-ce que c’est cette tribu”, qui va découvrir et qui va trouver de l’épanouissement là-dedans. Qui peut-être, va acheter des livres là-dessus… En fait c’est ça, tout bouge tout le temps et c’est fascinant. Et c’est frustrant parce qu’on a un temps limité, que tu peux cumuler à ton travail, à ta famille, à tout en fait.

Une autre chose, c’est que tu cites beaucoup d’artistes musicaux. Là dans l’EP on a entre autre Lil Ugly Mane, Rachid Taha et Faudel, les Wu Tang Killa Bees… Au-delà d’alimenter des références dans tes textes, tu dirais qu’ils t’inspirent comment ces artistes-là ? Et même les artistes musicaux en général.

Y a ceux que tu cites, pour faire un bon mot. Le rapprochement TahaFaudel par exemple. Y a un petit fond quand même. C’est intéressant qu’ils aient bossé ensemble d’ailleurs. T’as quelqu’un qui vient du rock, qui a une vraie carrière underground, qui faisait de la bonne musique avec une vraie vision artistique. Et puis t’as Faudel qui a été utilisé par opportunisme pour faire de l’argent. C’est vraiment l’aspect putassier de l’industrie musicale française. Encore une fois c’est pas contre lui, on parle d’image. T’as les deux facettes dans la même phrase. Deux visions de l’art et de la musique.
Lil Ugly Mane, c’est purement gratuit. C’est comme quand je cite MF Doom, c’est parce que c’est un rappeur que j’adore, j’me bute à ses sons. C’est un artiste remarquable et qui est assez dissimulé, assez caché. Il a sorti plein de projets sous plein de noms. Faut aller sur son bandcamp t’as plein de projets instrumentaux. Et son album Mista Thug Isolation est un putain de chef-d’œuvre. Le morceau avec Denzel Curry notamment. Enfin tout ce qu’il fait c’est bien, c’est comme Doom. Il y a jamais un truc en dessous. Donc ça c’est vraiment des artistes que j’aime, donc je les cite. J’aime bien jouer un peu l’intermédiaire, faire découvrir aux gens. C’est comme une soirée, tu bois des bières, il y a des gens que tu connais pas, tu dis : “ah mais tu connais pas cet écrivain ? Essaie c’est cool”. Et le mec va t’envoyer un message deux semaines après et te dire “mec ça a révolutionné ma vie, j’ai lu ce roman, c’est fou, j’ai tout acheté”. J’aime bien cet échange-là. Le propre de l’homme c’est aussi ça, l’échange d’idées.

Toi qui bosses dans une bibliothèque au final c’est un gros parallèle avec le principe de la bibliothèque. Conseiller les gens sur des choses et discuter de ce qu’il y a dans la bibliothèque et même au-delà. J’imagine qu’il y a plein de références que tu cites qui peuvent venir de discussions que tu as pu avoir là-bas

Oui pas mal avec des collègues assez pointus. C’est pour ça que je dis de côtoyer des gens différents. Typiquement j’ai un collègue de taff, il est ultra pointu en rock. Même des trucs indés des années 70-80, de new wave ou quoi. Il m’a fait découvrir des trucs de malade. Et tu vois, si j’étais pas ouvert, et qu’on discutait pas, je me serais fermé à tout un pan de l’histoire musicale incroyable. Et des trucs qui m’ont à mon tour influencé. Je travaille sur quelques beats en ce moment, des compositions destinées à un futur projet. Et ces groupes-là qu’il m’a conseillé, ça m’a ouvert des petites portes sur le traitement dissonant, ou de mettre des grésillements à tel endroit, ou tel synthétiseur qui serait intéressant parce qu’il a une couleur assez atypique. Tout ça c’est de l’échange. C’est ce que je voulais dire tout à l’heure par cette “génération spontanée”. Les gens qui disent “ouais moi j’ai découvert ça”. Mais non, même Mozart en fait, si tu lui enlèves Haydn, tu lui enlèves une grande partie de sa créativité. Mozart il a écouté plein de choses. Il était ouvert aux quatre vents. Pour révolutionner le truc il a fallu qu’il entende tout ça. Pour passer au-dessus justement. Et c’est pareil pour Bach, pour Beethoven, pour Schumann. C’est vieux comme le monde. En peinture c’est flagrant. Et au cinéma, combien de fois les réalisateurs citent d’autres réalisateurs de 50 ou 60 ans avant, c’est fascinant.

On a parlé de Lil Ugly Mane, et de citations, dans Neige Carbonique tu dis : “Remonte la pente dans berline noire, Lil Ugly Mane au saut du lit“. Est-ce que c’est une auto citation au 1er morceau où tu dis : “Tu roules en berline noire, frère, on va s’noyer pareil” ?

Oui c’est un petit pont, mais dans des sens opposés. L’image de la berline noire qui remonte la pente, elle est symbolique. Faut prendre plutôt l’expression “remonter la pente”. C’est vraiment un état psychologique. “J’remonte la pente en berline noire”, c’est « aller on repart« , avec un côté presque prétentieux.
Alors que dans l’autre morceau, elle est plutôt symbole de ces nouveaux riches. Leur premier réflexe quand ils font un disque de platine c’est d’acheter des voitures de luxe. Alors qu’ils conduisent comme des merdes. Et surtout c’est plus largement une petite pique pour tous ces signes extérieurs de richesse, ils sont ridicules quoi. On en revient à ce qu’on disait tout à l’heure, la vie est courte. Est-ce que ce serait pas cool d’aller vers des choses essentielles ? Plutôt que de dire “le but de ma vie c’est d’avoir une berline noire”. “On va se noyer pareil”, frère on va mourir, peut-être même demain. Mais j’aime bien l’image de la berline noire. Ça veut dire plein de choses. Tu vois, ce véhicule qui roule très lentement, ça peut être sous l’éclat du soleil, ça peut être sous une pluie, ça peut être de nuit. Je sais pas pourquoi. Va savoir, on a tous des symboles personnels comme ça.

Ça amène à une autre auto référence que tu fais : “Avant, j’voulais sauver l’monde, maintenant j’voudrais qu’on m’sauve de lui” alors que sur l’album Hôtel sans étoiles, sur Parti Pisser tu disais : “J’voulais sauver l’monde, Cyril Hanouna m’a pris mon job
Qu’est-ce qui a changé dans ton état d’esprit entre ces deux textes ? 

Alors Parti Pisser c’est pareil, il a été écrit un bon moment avant la sortie d’Hôtel sans étoiles. Donc finalement entre les morceaux t’as peut-être 3 piges. Mais je dirais une forme de désillusion. Je pense que ça a bougé un peu ces dernières années. Après, la paternité ça aide pas tu vois. Tu te poses des questions, peut-être de manière plus noire, tu vois l’avenir de manière plus noire, t’as plus d’inquiétude. Et puis oui ces derniers temps un constat qu’effectivement on vit dans un monde où il devient de plus en plus difficile, pas forcément d’être optimiste, mais en tout cas philanthrope. Quand tu vois des réactions de masse, c’est compliqué. Donc oui, un peu une désillusion. “Je voudrais qu’on me sauve de lui” et peut-être aussi, à l’avenir de viser plutôt une vraie solitude quoi. Un appel au calme. Une fatigue de la ville, du bruit, du brassage, des infos, de la confusion. Et pour un vrai retour au calme il faut s’isoler.

On va arriver sur les dernières références, sur Neige Carbonique tu dis : J’bricole mes trucs comme Dario Argento”. Dario Argento c’est notamment l’auteur de Suspiria, et c’est quelqu’un qui est finalement pas mal connu pour ses films épouvante/slasher et les gialli.

Après faut savoir s’arrêter à une certaine période. Les gialli à l’origine c’est un style littéraire qui s’est développé en Italie. C’était des romans de gare, qui mélangeaient, policier, histoire d’angoisse, horreur et érotisme. C’était vraiment un croisement de genre. Et ces livres ils étaient publiés sous une couverture jaune, donc on les a appelés les gialli, qui veut dire jaune en italien. Argento il a révolutionné et poussé le giallo jusqu’à en faire des chefs-d’œuvre. Mais le vrai créateur au cinéma, c’est Mario Bava qui est un peu le maître d’Argento. C’est un réalisateur qui a fait un nombre incalculable de films. Le Masque du démon, Le corps et le fouet, La femme qui en savait trop. Donc vraiment des films horreur et quand on dit érotisme ça reste gentil. Même chez Argento tu vois un peu des seins mais ça va ça reste très gentil. Et puis voilà, l’horreur c’est souvent une enquête policière avec un tueur. Chez Dario Argento c’est souvent une tueuse d’ailleurs, sans vouloir spoiler plein de films. Argento il fait d’abord une trilogie, qu’on a appelé sa trilogie animalière. Dans chaque titre, y a une référence à un animal, et dans l’enquête il y a une référence à un animal. L’oiseau au plumage de cristal, Le chat à neuf queues, et Quatre mouches de velours gris. Et après on arrive vraiment à une grosse maîtrise avec Profondo Rosso. Un de ses grands chefs-d’œuvre. Bourré de références à Hitchcock notamment. Et puis cette trilogie, dont vaut mieux voir que les deux premiers. Suspiria, Inferno. Et le dernier sorti 30 ans plus tard c’est de la merde. Mais ses 6-7 premiers films valent le coup. Il a vraiment créé un truc atypique. Avec ses vues subjectives sur les mains des tueurs avec des gants noirs. Ou de nourrir une sorte de suspens et de sentiment d’angoisse comme ça en filmant des objets sur un bureau. Un jouet d’enfant qu’a rien à faire là. Sans qu’il arrive forcément quelque chose, mais le fait qu’il s’attarde sur une poignée de porte ou un jouet d’enfant il arrive à créer un truc vraiment fou. Et souvent avec une grande économie de moyens. D’où le “je bricole mes trucs comme Dario Argento” . Sans avoir beaucoup de moyens il a vraiment transcendé son art avec de l’inventivité. Avec certains angles de caméra. Des trucages assez drôles. Je crois que c’est dans Phenomena, il y a une sorte d’attaque d’insectes. À l’époque on pouvait pas faire d’effets spéciaux. Et en fait il a expliqué ce truc, ils ont dû jeter du café en poudre dans un aquarium avec la caméra en dessous, et après ils ont superposé l’image du ciel, donc t’as l’impression qu’y a une nuée d’insectes. Et c’était tout le temps comme ça. C’est fascinant parce que son œuvre est pas ridicule du tout. C’est un immense réalisateur. D’ailleurs que tu peux voir dans quelques semaines en tant qu’acteur parce qu’il joue dans le prochain Gaspar Noé. Après Suspiria c’est peut-être son meilleur film. Le choix des couleurs, le rouge notamment…

Et le son !

Le son et la musique. Suspiria c’était les Goblins. Un groupe de rock prog italien assez génial. Mais il s’est toujours bien entouré. C’est Keith Emerson par exemple qui fait la musique d’Inferno. La trilogie animalière c’est Ennio Morricone. Qu’était un ami de son père donc y a eu un petit arrangement. Il avait un gros souci de la musique. Lui-même composait et compose sûrement encore. Donc encore un exemple d’interpénétration. Lui concevait ses films avec déjà de la musique et des bruits dans la tête, parce que tout communique. Il était fasciné de littérature, d’ésotérisme, il en fait beaucoup référence dans ses films.

Oui ça a l’air d’être une thématique assez récurrente chez lui. Mais ça amène à une question journalistique un peu classique. Là on parlait d’Argento, mais si tu devais te rapprocher le plus d’un réalisateur ce serait qui au final ? Argento c’était plutôt pour le côté indépendant et DIY.

Ah mais pas seulement. Pour le coup son langage cinématographique me fascine profondément. Au-delà du fait qu’il a choisi de faire du cinéma de genre. C’est quelqu’un qui pour le coup intègre des citations, il était notamment fasciné par John Ford. Un peu comme son pote John Carpenter. Qui lui aussi était fan de western. Il en a jamais fait mais il intègre des éléments de western dans des films, soit d’action soit de SF. J’aime bien ça. Ça me fait faire une analogie. Moi je fais du rap parce que c’était ma culture. Beaucoup considèrent encore le rap comme un truc sous culturel. Une musique qui se serait développée comme un parasite sur les autres musiques, via le sample et tout. Bon déjà ça c’est une vision bien en retard. Mais bref, moi j’aime bien ça. Utiliser soit une langue un peu recherchée, fouillée, et des références littéraires un peu poussées dans un genre musical qui est en général méprisé par les gens qui se prennent pour les tenants d’une “culture d’élite”. Et Argento c’est un peu ça. Dans ses films, discrètement il cite des auteurs, des peintres énormément. Il est extrêmement savant. C’est quelqu’un qui a une culture assez vaste. il suffit de lire des interviews ou son autobiographie Peur, pour voir qu’effectivement, ça rigole pas en fait. Il est vraiment pointu sur plein de choses. Sauf qu’il a décidé de faire du cinéma d’horreur. Un truc que les critiques estiment être comme une sorte de sous-cinéma pour les teenagers alors que c’est bourré de références savantes. Moi j’aime bien ce mélange. L’idée de rendre populaire quelque chose de complexe et de ce point de vue ça me fascine.

C’est super intéressant parce que tu cites Solaar à un moment dans un texte. Mais de la même manière, t’aimes bien mettre des références dans un genre qui n’est pas réputé pour ça. Et on va avoir tendance à te cataloguer comme l’intello du rap. Des gens qui pensent que le rap c’est de la merde, les gens savent pas écrire, mais Lucio Bukowski c’est pas pareil. Et c’est marrant, parce que Solaar dans une interview récente disait que lui ça l’emmerdait parce qu’à l’époque il voulait plutôt dire “mais si, moi aussi je viens de la rue, mais juste je veux proposer autre chose« . Et les gens ont retenu que le côté “ah oui, il écrit bien il a rien à voir avec les autres” alors qu’en fait si, sinon il aurait pas fait du rap il aurait fait autre chose.

Ça c’est le côté, vieux con dans la culture. C’est peut-être propre à la culture artistique populaire, je sais pas trop, mais en France quoi. On dissocie les chanteurs à texte des autres. Y en a un typiquement qui en a chié avec ça c’est Gainsbourg. On le comparait à Brel, à Brassens. Dans sa période plus tardive où justement il avait atteint une sorte de quintessence. Où il avait arrêté les textes complexes. Il faisait des choses beaucoup plus abordables, mais qui du coup étaient aussi porteuses d’un truc plus symbolique. Arriver à réduire les textes à quasi rien c’était trop intéressant. Mais les gens restaient bloqués sur Brassens. De la première note musicale à la fin il faut qu’il y ai plein de texte avec plein d’images poétiques, ça c’est la chanson française. Alors qu’en fait Gainsbourg c’était complètement de la chanson française. Si tu vas aux États-Unis, Brassens personne connaît, et les gens qui s’intéressent à la musique européenne ils connaissent Gainsbourg. Parce qu’il avait décidé de parler un langage littéralement populaire. Pas pop, mais populaire. Et ça englobe plein de choses. Et après ouais c’est toujours chiant quand les gens disent “ça c’est pas vraiment du rap mais j’aime bien parce que c’est bien écrit”. C’est problématique. D’autant plus que, pour prendre un truc encore clivant mais Booba, la plupart des gens qui connaissent pas vraiment le peura ou qui ont jamais écrit un texte sont souvent plein de préjugés sur Booba. Mais c’est pareil en termes d’écriture c’est complexe. Y a un vrai travail d’écriture, notamment une recherche sur les images. C’est jamais dialectique quasiment, c’est que des images superposées. Et ça c’est extrêmement complexe à faire. J’aimerais bien filer une feuille et un crayon à tous les gens qui taillent Booba et leur dire “allez-y, écrivez les images”. 10 images qui quand tu vas les entendre tu vas te dire “ah putain je vois trop”. Bah voilà. Et c’est un art. Mais comme il le dit avec des “niquer des mères” et des “i” c’est trop, et les gens acceptent pas ça en France. On est un peu plus ouvert ailleurs je sais pas trop. Après au fond c’est pas très grave, il suffit de continuer à faire ce que t’as à faire et les gens trouvent ce qu’ils trouvent. Y a des gens qui interpréteront le texte d’une façon, d’autres d’une autre. C’est propre à la musique et la poésie et même au cinéma. Il y a des gens qui regardent Argento et qui captent pas les références un peu plus poussées, et qui aiment juste voir des meufs se faire éventrer par un mec en gant de cuir. Et ça s’entend, c’est pas grave en fait. Ils le regardent pour un truc et d’autres pour autre chose. C’est même plutôt jouissif de penser à ça. Parce qu’au final c’est plutôt rassurant le fait qu’un même film peut plaire à différentes personnes qui ont des cultures différentes. Je trouve ça cool, d’échapper à une logique un peu rectiligne. « Un film, soit tu le comprends, soit tu le comprends pas, soit tu le vois, soit tu le vois pas« . La peinture c’est fort pour ça, parce qu’un paysage ça peut te faire penser à une chose, et la personne d’à côté ça va lui faire penser à une femme, et une autre ça va lui faire penser à une balade en famille avec son père quand il était petit. Y a que l’art en fait qui propose ça.

Et comme c’est quelque chose de pas palpable tu l’interprètes aussi différemment en fonction de toi-même à différents moments de ta vie.

Oui, toi-même tu peux réinterpréter une œuvre 10 ans plus tard et voir complètement autre chose…
Après la question à l’origine c’était les réalisateurs. Ce serait difficile parce que j’ai un amour inconsidéré pour Tarkovski. Après je sais que c’est un cinéma extrêmement sérieux. Lui pour le coup y a aucune volonté de mettre de l’humour. Si je devais faire une sorte de mélange, ce serait entre lui, Jean-Pierre Melville qui pour moi est le plus grand réalisateur tout confondu en France. Enfin si, lui et Robert Bresson. Ce serait un bon mélange ça, Tarkovski, Bresson et Jean Pierre Melville, avec quelques fusillades à la Kitano et on est bon.

Au-delà du cinéma, on a beaucoup parlé de peinture depuis tout à l’heure, mine de rien. Toi c’est quelque chose qui te touche beaucoup. Toujours dans une comparaison egotrip, tu fais référence à l’art pictural en disant : “Rien à foutre de Keith Haring, j’veux être Goya ou Delacroix”. C’est quoi cette chose que tu vas chercher comme Goya et Delacroix, que les autres ne vont pas chercher ?

C’est pas les autres, mais j’suis un peu agacé par le culte de Keith Haring et consort. La naissance du street art c’est la mort du street art. Soit c’est quelque chose qui est dédié à tout niquer sur un mur soit c’est dédié à être dans une galerie mais alors c’est autre chose, faut enlever le mot street. Le tag c’est pas du street art, c’est du tag. Y a déjà un mot. C’est du vandalisme. Si c’est plus du vandalisme c’est plus du tag, donc ça perd complètement de sa marginalité, de sa subversion. Après ouais, les gens avec des t-shirt Keith Haring c’est un peu désespérant. J’ai rien contre lui mais je trouve sa peinture vraiment… Elle me transmet absolument rien. Ça me laisse coi. Une affiche pour Netflix sur un abribus pour moi c’est pareil. Alors que chez Goya et Delacroix on est dans autre chose. L’art qui est à la fois vital, les tripes et la technique. C’est-à-dire l’apprentissage long. Après c’est des époques qui se prêtent à ça aussi. Le 17e, 18e, 19e. Mais ce côté corporatif. C’est-à-dire qu’un mec avant de peindre et d’exposer sa première toile, en fait il peint pendant 10-15 ans. Il se confronte, il travaille pour des ateliers. Cet apprentissage long, ce sens du travail. Pour moi c’est le travail artistique contre l’art devenu publicité et marchandise. Et Keith Haring c’est un pur représentant de ça, comme Andy Warhol juste avant. C’est pas surprenant que l’un ai beaucoup pris à l’autre. C’est qu’on se rejoint entre personnes qui font de l’art marchandise. Et d’autres qui font de la peinture parce qu’ils ont besoin de représenter des choses qui mettent quelque chose d’extrêmement profond, d’extrêmement intime.

Du coup tu dirais que, ce que tu vas rechercher chez eux, contrairement à Keith Haring, c’est en quelque sorte de l’âme ?

Oui, c’est du sérieux en fait. Mais pas dans le sens lourd comme le professeur d’école. Le sérieux dans le sens de Clouscard. En opposition au frivole. Le frivole pour moi c’est ceux qui vont acheter le livre d’entretiens de Cyril Hanouna. Et le sérieux c’est ceux qui vont se dire que la connaissance, la culture c’est long. C’est un apprentissage, c’est une épreuve, une initiation. Il faut prendre le temps. Il faut donner de l’énergie et il faut être actif et non pas dans la passivité. Le frivole : la passivité. Le sérieux : l’étude, la recherche, la compréhension du monde.
Pour reprendre Clouscard. C’était un philosophe marxiste qui a beaucoup bossé sur la marchandise, comme beaucoup de marxistes. Mais son ouvrage le plus célèbre c’est Le capitalisme de la séduction. Une de ses grandes thèses c’est comment, après la guerre, les Américains nous ont refourgué un mode de vie qui pour s’imposer a dû détruire toute la culture traditionnelle. Et donc il oppose la culture traditionnelle, la culture de l’enracinement où on apprend un métier, où on réfléchit. Et le frivole, l’émergence du juke-box du flipper. Là où avant, même le jeu et le ludique, on apprenait quelque chose. Là on arrive dans un monde où tout est simple frivolité, c’est-à-dire qui ne t’apporte rien. En gros c’est le divertissement de masse. Et y a une émission assez célèbre de Pivot où il avait invité Clouscard. En face de lui y avait Jacques Séguéla, qui était un publicitaire de l’époque, qui a bossé pour Mitterrand en communication. Et en fait il fait un procès à Clouscard. Clouscard pendant l’émission critique Coca, il dit que c’est une aberration, c’est la fin de tout. Et en fait Séguéla lui dit “qu’est-ce que vous racontez ? Une publicité pour coca c’est fait pour faire rêver les gens, et les gens ont besoin de rêver, alors que ce que vous faites vous, c’est des camps de concentration de la honte”, un truc comme ça. Et force est de constater que Séguéla a gagné aujourd’hui. Puisqu’aujourd’hui c’est Cyril Hanouna qui règne. Mais voilà, le sérieux c’est pas forcément le lourd. C’est l’épanouissement, parce que ce que tu as mis du temps à acquérir une fois que tu l’as ça t’offre beaucoup mieux qu’un divertissement abrutissant. Qui non seulement t’apportera rien mais en plus te fera perdre des vieux réflexes. Notamment l’esprit critique. Et on sait ce que ça donne quand le peuple perd son esprit critique. Ça donne la manipulation de masse, des gens qui réfléchissent plus. Et il arrive des choses dont l’histoire aurait pu se passer à plusieurs moments. Enfin là je suis parti un peu loin.
Donc voilà, la différence entre sérieux et frivole. En tout cas, la musique, et le rap en particulier, peut être sérieux sans être moraliste, ni intello, ni lourd. Il peut être sérieux tout en étant divertissant. Mais dès que le rap devient uniquement divertissant. Ou que l’art, la musique, ou qu’un film devient uniquement divertissant, c’est Marvel, c’est Walt Disney. Y a plus rien derrière, on est dans un truc complètement vide. J’ai envie de dire “c’est dommage” mais j’enfonce des portes ouvertes. Quand on pense à la richesse de ce qu’il y a à savoir… Encore une fois le savoir en soit c’est un plaisir. Clouscard il disait “leur victoire c’est d’avoir dissocié le plaisir de la connaissance”. En gros les grands publicitaires et les grands manipulateurs modernes de la société capitaliste, pour refourguer leurs gadgets, ils ont dit aux gens “mais attendez, la vie est courte faites vous plaisir. Regardez en face ces relous vont vous dire d’être sérieux« . Mais en fait le sérieux peut être source de plaisir. Alors que le plaisir ne sera jamais source de sérieux. C’est des épanouissements de quelques secondes qu’ils offrent aux gens. Tu vas voir un Marvel, tu vois des explosions, tu sors du cinéma, ça t’a ni fait progresser, ni ouvert vers quelque chose. Alors qu’un film un peu plus sérieux… Je dis sérieux parce que j’ai pas d’autres mots. D’ailleurs, pas forcément savant. Parce que pour moi Dario Argento c’est un réalisateur sérieux. Ça t’apportera une lumière sur quelque chose. C’est peut-être la différence entre les deux. La vacuité contre ce qui se remplit, ce qui est nourrissant. C’est la différence entre un bon plat dans une brasserie où t’as plus faim jusqu’au soir et un Macdo où t’as faim une heure après.

Avant dernière question. Et peut-être la plus importante, parce que cet EP il s’appelle OUTRENOIR. Les Outrenoirs ça vient de Soulages, avec qui on avait déjà parlé avec Lpee d’ailleurs. Et le principe à travers ses œuvres c’est que Soulages vient chercher la lumière dans la noirceur. Donc j’te poserais la même question qu’à Lpee : Tu dirais que c’est quoi la chose la plus sombre que tu connaisses, mais qui au fond est teintée de lumière ?

Je dirais nous-même en fait. C’est la vie de chacun, c’est cette lutte. Je parle pas du bien et du mal, c’est encore autre chose, on passe du point de vue de la morale. Il s’agit pas de ça. Mais c’est un peu comment on remplit notre vie. Avec à chaque fois, comme des vases communicants en physique. T’as des périodes de noirceur, mais si t’arrives à faire basculer les choses, y mettre de la luminosité d’une manière ou d’une autre… Après je parle beaucoup d’art parce que moi c’est ce qui me permet de traverser la vie. À part après effectivement, la paternité. Mais d’un point de vue très personnel, quand on se pose des questions… Après je connais des gens qui se posent pas de questions, ils ont pas de craintes, j’ai l’impression qu’ils traversent la vie comme ça. Moi par exemple la mort j’y pense très souvent. Pour moi c’est ça la noirceur ultime, c’est la fin du temps. Le temps qui t’est imparti est fini. Tu peux pas rejouer la partie. C’est la noirceur ultime parce que t’as aucun recours. C’est une profonde injustice au final. Ce qui est rassurant c’est que c’est pareil pour tout le monde. Certains ont plus de temps que d’autres, ça c’est une forme d’injustice aussi. Mais voilà cette injustice de se dire qu’à un moment ce sera fini, va falloir affronter ça. Plus jeune je faisais le malin en disant que la mort me faisait pas peur. Mais en fait si ça me fait terriblement peur d’affronter ça, les derniers instants. Et ma manière d’y mettre de la lumière, comme une toile de Soulages, c’est la pratique artistique. Sous n’importe quelle forme. C’est pour ça que je dessine, j’écris des poèmes, je peins, je fais un peu de son, je fais du rap. Parce que contrairement à d’autres choses, d’autres ce sera le sport, aller vivre dans la nature. Mais l’art je trouve, peut-être plus qu’une autre forme, sans vouloir faire de comparaison et d’échelle de valeur. Mais l’art te permet un retour de réflexion constant. Entre toi et l’extérieur, entre toi et toi. Y a des flux comme ça. Et finalement c’est assez rassurant. Parce que t’as l’impression de reprendre la main sur quelque chose sur laquelle tu ne l’as pas. C’est assez minime comparé à ce qui arrivera, mais tu peux quand même reprendre la main. Avoir cette réflexion, le fait de mettre en mot des choses, de créer, de laisser un dessin. C’est quand même pour moi quelque chose qui est de l’acte de la résistance. Contre cette injustice de la finitude. Je l’exprime peut-être mal mais je dirais ça. La mort et l’art, pour moi c’est ça les deux pôles lumineux et obscurs.

C’est là où tu vas chercher la lumière.

Après, au-delà de la famille, la paternité, mon fils. Je dirais qu’effectivement quand je me lève le matin, le truc qui me rend heureux c’est de me dire je vais découvrir des choses. Aujourd’hui je vais découvrir un mec qui, y a 200 ans, a écrit une sonate. Et je vais communiquer avec lui  en écoutant cette sonate. Et ça va être réconfortant parce que lui ça fait bien longtemps qu’il s’est fait bouffer par les vers, mais il a existé, j’ai cette trace-là. Je trouve ça vraiment rassurant. Ça te maintient. Ça te rappelle que t’appartiens à quelque chose de vaste. On est vraiment tous ensemble. On n’est pas des atomes isolés comme ça, perdus dans le cosmos. Et la preuve en est c’est qu’on lit et écoute des choses que des gens ont produit des siècles et des siècles avant. Je sais pas si c’est de l’humanisme mais j’ai ce truc de, on reste l’humanité, un groupe global.

Et on part pas de rien.

Oui et avec l’art on peut se faire comprendre par quelqu’un… Aujourd’hui on peut écouter de la musique pygmée. Moi je suis né à Lyon en 1983, quand j’écoute de la musique pygmée ça me parle au fond de moi. Les rythmiques, les interjections vocales ça me provoque un truc. Je trouve ça vraiment miraculeux.

Oui alors qu’en principe on pourrait se dire que c’est tellement éloigné de toi que ça ne devrait pas te toucher, si on partait de quelque chose de plus rationnel. Et c’est ça la force de l’art. Quelle que soit la géographie et la période ça peut parler à quelqu’un. C’est ce qui est impressionnant dans les œuvres, notamment picturales, parce que c’est ce qu’on a de plus lointain. Mais de se dire qu’il y a des choses, qui arrivent à nous provoquer des sensations, même plus que des émotions. Alors que c’est des choses qui ont été faites des milliers d’années avant, ou juste des centaines d’années avant, mais c’est déjà énorme à la vitesse à laquelle la vie évolue. C’est assez impressionnant.

Oui là c’est de l’ordre de la magie. Dans son sens très fin. Mais effectivement l’art pictural. Voir un animal qui a été peint sur une paroi néolithique, voir avant, ça donne des frissons. Et du coup ça te rattache à quelque chose de plus vaste.

Oui c’est pas la qualité de l’œuvre que tu juges à ce moment-là.

L’acte en lui-même. Qu’un mec ai décidé de faire ça.

Et ça te renvoie à toi-même. Comment tu abordes la vie, comment on a abordé la vie durant toutes ces années. Qu’est-ce qu’ils pouvaient rechercher en faisant ça aussi.

Je pense aussi que ça t’extirpe de ta routine. Par là  j’entends ton conditionnement social, professionnel, familial. Ça t’extirpe complètement, d’avoir ce rapport avec de très lointains ancêtres, peu importe la zone géographique. Et te dire que d’autres modes de vie existaient. Ça te fait tout relativiser en fait. Ça rend moins égocentrique, ça te décentre complètement, ça c’est intéressant.

C’est peut-être un des seuls avantages à la mondialisation. C’est le fait de pouvoir s’intéresser à des œuvres qui viennent de pays complètement différents. Et que tu te dises “à l’époque on n’avait pas de liens entre nos pays, et malgré tout il y a des liens qui peuvent se créer avec ma vie”. Donc ouais ça te renvoie à ta condition d’humain, comment tu vis et comment les gens vivaient. C’est quelque chose d’assez abstrait au final d’imaginer comment les gens pensent. D’essayer de voir ce qui se passe dans la tête des gens. Et à travers les œuvres, tu te rends compte qu’il y a peut-être des choses un peu similaires à nous, ou en tout cas qui renvoient à nous-même.

Là, on tombe dans la question des archétypes. Les mythes. À des millénaires de distance on a les mêmes questionnements, qu’on forme différemment parce que nos contextes sont différents. Mais en fait y a des grandes lignes globales, purement humaines, qui appartiennent à l’âme, et qui se traduisent par toute sorte de choses, et qui, au final, sont une sorte de fond commun de l’humanité quoi.

Toute dernière question, le site s’appelle VraisSavent en référence au titre Les vrais savent de Lunatic. Même si tu y as déjà répondu dans deux de tes morceaux au final, d’après toi c’est quoi LA chose essentielle que les vrais devraient savoir ?

Si j’avais pas écrit le morceau avec Missak je t’aurais répondu ça “Les vrais savent que les vrais ne savent rien du tout”. Hm… je dirais de rester curieux et ouvert. Je l’ai déjà dit plusieurs fois dans notre échange, mais ouais. Mais pas l’ouverture comme les gens qui disent “ouais moi je suis trop ouvert comme mec”. Les gens qui vont à Mexico mais qui vont au Mcdo dans le centre de Mexico. Non, vraiment la curiosité. Toujours apprendre. Je sais pas si tu as lu les livres de Gérard Depardieu. Je crois que c’est dans Innocent, il parle de disponibilité. Dans le sens, se rendre disponible au monde. Être prêt à accueillir.

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