Interview Vrais Savent : Sako

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Plus de 20 ans de rap derrière lui, des albums et morceaux devenus classiques avec son groupe, Chiens de Paille, Sako revient cette année, seul. Pour l'album META sorti le 2 avril, il a pris son temps, est reparti à 0, apaisé, pour obtenir la forme la plus épurée et limpide possible. À l'occasion de la sortie du disque, il nous a confié sa façon de concevoir la musique, la genèse du projet, et les raisons pour lesquelles l'album possède peu de références.

Sako META

Toi qui a fait du rap à plein temps pendant une grosse dizaine d’années, qu’est ce qui t’a poussé à sortir un album cette année ? Alors que tu semblais retiré du milieu.

En fait, ça se voyait pas mais ça s’est jamais arrêté. Il a fallu de longues années pour produire ce projet-là. Parce qu’en fait c’est un projet qui a été travaillé par le vide. L’idée ça a été de partir des morceaux, et avec le temps les laisser se vider, s’épurer, pour qu’ils soient le plus simple possible et qu’ils puissent passer les époques. C’est pour ça que quand tu écoutes, il y a aucun backs à part le morceau avec Aketo, parce qu’il s’y prête. Tu te rends compte aussi que toutes les prods sont très vides. Parce qu’au final nous on s’est axé sur la force mélodique des morceaux. Parce qu’en fait les gens quand ils aiment une chanson la première chose qu’ils font c’est qu’ils sifflent la mélodie sans forcément s’arrêter sur les paroles. Donc c’est ça la force d’une chanson, sa mélodie. On s’est demandé qu’est ce qui ancre un morceau dans son époque ? Ce sont les arrangements. C’est pour ça qu’on a des morceaux qui sont très peu arrangés. Malgré tout très réalisés mais très vides. Parce que plus ils sont vides, plus ils sont simples, plus ils ont de chance de traverser les époques. 

Plus on les retient facilement finalement.

Exactement, et puis les paroles sont intelligibles aussi.

On sent que tu as voulu épurer. Même dans la façon de poser ta voix, qui peut presque s’approcher du slam par moment. C’est beaucoup plus lent et intelligible qu’avant, par rapport à ce que tu as pu faire et ce qui se fait actuellement.

Si tu compares avec la période d’il y a 20 ans c’est sûr parce que c’était mon premier projet. Il y avait dix ans de rap derrière ça qu’il fallait sortir donc c’était plus un torrent de pensées et de mots. Là, il y a vingt ans qui se sont écoulés, on a pris de la maturité, on a appris des choses. En 2010 j’ai eu un vrai déclic en entendant Lil Wayne. Je me suis penché sur son travail. J’ai vu la place qu’il laisse au silence. J’ai compris que la musicalité se trouve dans le silence. Le meilleur featuring qu’on puisse faire c’est avec le silence. Laisser la place à la musique, c’est plus important que d’imposer un flow. Il faut que la musique soit comme une vague et que tu viennes surfer dessus. Pour ça il m’a fallu du temps. Pour acquérir et comprendre tout ça, et réussir à le mettre en forme. C’est pour ça qu’on a l’impression que je suis parti longtemps, mais j’étais en recherche. Je faisais aussi des projets qui étaient moins dans la lumière, des scénaris de documentaires, une série, un livre. J’ai écrit pour d’autres personnes aussi. C’était moins sur le devant de la scène, mais j’étais toujours là.

Est-ce qu’au final c’est un peu un disque qui te permet de repartir à zéro ? Déjà parce que c’est le premier que tu sors en solo, et puis parce que dans un sens tu te détaches un peu de ce que t’as pu faire avant musicalement parlant.

Comme on va parler de références après. Je sais qu’il y a une phrase qu’un jour Ali a dites, qui me reste. Elle est pas de lui mais elle est tellement vraie qu’elle va à tout le monde, c’est que, pour vraiment faire de la musique, “efficace”, qui vaille la peine, il faut vivre. Il faut qu’il y ait du vécu dans ta musique. Faire de la musique au mètre, ça a de la qualité c’est la spontanéité, mais ça a un défaut c’est que ça passe pas les époques. Pour qu’une musique vaille la peine de générer quelque chose dans l’âme de ceux qui les écoutent, en tout cas pour moi, c’est pas forcément une vérité générale, il faut qu’il y ait une part de l’âme de la personne qui la compose. Pour ça il faut vivre et être suffisamment sincère pour se mettre à nu dans sa musique. Je pourrais faire 12 ou 15 titres où je dis que j’suis le meilleur rappeur, mais c’est pas vrai. Avant d’être un rappeur j’suis un être humain, et je suis fait de lumières et de parties sombres. J’ai envie que ma musique elle reflète ça, qu’elle soit humaine en fait, parce qu’elle va parler à d’autres humains.

Le fait d’emmagasiner tout ce temps-là, au final la phrase d’Aketo sur Versus, “J’me sens comme si j’avais 20 ans avec 20 ans d’expérience » elle te concerne un peu aussi ?

Exactement. C’est marrant que tu retiennes celle-là, parce que moi aussi dans ce morceau c’est celle qui m’a le plus tuée. Quand il a sorti ça, je savais qu’il avait gagné.

Un peu avant la sortie de l’album tu as sorti la playlist Court Lettrage, déjà est-ce que tu peux me dire un peu comment ça s’est fait ?

Très simple, je savais que META allait arriver dans la foulée. Je voulais que, pour les gens qui allaient me découvrir avec META, pour qui c’était mon premier projet, il y ai un endroit sur les plateformes où ils puissent retrouver les morceaux qui vingt ans après me paraissaient toujours présentables. Et dedans on a rajouté un premier extrait de META qui est Tu leur diras. L’idée c’était d’avoir, au même endroit, un panel récapitulatif qui permette de dire aux gens qui découvrent “Ah ok, c’est pas un premier album ça vient pas de nul part, y a eu tout ça avant”.

Donc tu voulais retracer un peu ton parcours par des morceaux qui te semblaient encore importants et cohérents ?

Exact. Au même titre que le premier track de META c’est Rêve de Gamin. C’est un morceau qui est très proche de ce qu’on faisait avec Chiens de Paille. Pour moi c’est un morceau charnière. On commence l’album avec ça, et derrière tout ce qui suit ça a rien à voir, parce qu’on laisse maintenant le passé derrière et on part sur une nouvelle aventure.

Ce nouvel album est très apaisé, en tout cas dans la forme, c’était ton état d’esprit quand tu l’as fait ?

En fait, c’est un album qui a pris des années à être fait parce qu’il y a eu plusieurs versions. À la base, c’était un album avec plusieurs compositeurs. Mon souhait c’était de faire un album avec des musiciens pour pouvoir partir sur scène. Faire des concerts avec des DJ et backeurs j’en avais fait plein et j’avais envie de l’étape suivante. Quand j’avais commencé à jouer avec Saïd, qui aujourd’hui a intégré le groupe IAM, et qui chantait avec moi notamment sur le titre Aux derniers mots, il avait sorti un album solo et j’avais fait des premières parties avec lui, de Akon, de John Legend, et il tournait avec des musiciens. J’adorais la liberté que ça offrait. Et puis y a eu les époques de Jay-Z avec Fade to Black, Common avec plein d’albums dans les années 2010-2015. Ils faisaient des tournées avec des bands de 18, 15 musiciens. Puis après Rick Ross dans les années 2013-2015, quand il tournait avec le collectif de musiciens 1500 or Nothin’. Les instrumentistes, qui étaient très très doués, issus de grandes écoles de musique, mais qui avaient été bercés par la culture hip hop, adaptaient leur jeu, de manière à ce que leurs instruments sonnent comme des machines de programmation. Tout ça m’avait ouvert les yeux. Là où pendant des années avec des machines, on cherchait à recréer la fluidité et la liberté mélodique des instruments. Là c’était l’inverse, les musiciens cherchaient à rejouer les horloges internes que les machines génèrent et que pendant des années on a cherché à combattre. Je trouve ça énorme. Sur scène ça donnait des choses fabuleuses. Donc la base de l’idée c’était de faire ça. En 2015-16 j’avais ma première version de l’album mais ça me plaisait pas. Ce que j’avais dans la tête et ce que j’avais réussi à faire, c’était trop éloigné. Donc j’ai recommencé à 0, mais il y avait quatre morceaux qui me restaient de la première mouture, et ils étaient tous composés par CeHaShi. Donc je l’ai rappelé, en lui disant que je voulais recommencer mais uniquement avec lui. Parce que le délire que je voulais faire, partir de compositions programmées, et d’y ajouter petit à petit des instruments, pour apporter la liberté des musiciens à des programmations fortes et musclées, cette frontière-là était délicate à trouver, mais CeHaShi avait bien compris ma démarche et mon idée. Entre mars 2018 et la coupe du monde on avait fait tout le premier jet de l’album tel qu’il est maintenant. Derrière, ce qui a pris du temps, on a épuré, affiné, rendu ça plus léger et on voulait que ce soit Fred NLandu qui mix. Mais comme c’est l’ingénieur du rap français que tous les gros artistes veulent, il a un planning débordant. Les années ont passé, le Covid est arrivé, et la vie, plein de choses. Moi j’avais mes activités à côté, ma vie de famille. Ça devient de plus en plus dur quand tu es adulte de faire des albums parce que tu as les bienfaits de l’expérience, mais tu ajoutes beaucoup de questionnements, de doutes. Tu réfléchis beaucoup plus ta musique donc tu mets du temps. Et puis je suis père de deux enfants. Youssoupha l’a très bien dit dans l’album Noir Désir “Aujourd’hui je cherche plus les nouveautés, je cherche une place en crèche”. Notre public aujourd’hui il est plus sur Leboncoin, à chercher un appartement plus grand, que sur Booska-P à chercher la dernière nouveauté. Donc c’est plus compliqué de faire de la musique avec ces paramètres-là. Mais ça a une force, ça permet de maturer la musique, et d’avoir le temps de réfléchir à des points que t’aurais pas réfléchis si le mix s’était enchaîné rapidement. Au final entre les mixs on a continué de creuser, parfois de tirer un tout petit fil, qui nous emmenait vers un truc plus gros.

Ça te permet d’avoir une meilleure cohérence globale à la fin.

Exactement. C’est aussi pour ça qu’on tenait à ce que Fred mixe tout. Étant donné que l’album c’était un beatmaker, un rappeur, il fallait aussi qu’il y ait un ingénieur du son pour qu’il y ait une couleur globale sur l’album. Et Fred c’est un mec qui sait le mieux mixer les sons produits par CeHaShi. On a fait des tests avec d’autres ingés parce que Fred était peu disponible et ça marchait pas, ça sonnait pas comme on voulait. On a juste dû casser le concept du trio pour le morceau avec Aketo, avec Adam Monroe, qui a fait du très bon travail.

Dans l’interview que tu as faite avec Mehdi Maïzi, tu disais qu’à l’époque de tes anciens albums, tu avais tendance à suivre un peu un mouvement musical qui te parlait, notamment le premier…

Le premier c’était Gravediggaz, la période de l’horrorcore. Je venais aussi de Kool G Rap, de New York. Je venais de tous ces rappeurs très dense, Cormega, Ghostface Killah, Raekwon, des mecs qui chargent énormément les couplets et qui sont très très techniques. 

Pour META on sent qu’il n’y a plus vraiment de style référence, que c’est un peu plus personnel, même si les concerts que tu as cité tout à l’heure ont dû jouer.

Le truc c’est que, avec tous les paramètres qui rentrent en compte pour produire, quand on arrive à un stade de vie, tu te dis souvent, “C’est mon dernier morceau, c’est mon dernier album”. Depuis le début, quand Akhenaton me signe en 98, j’ai toujours eu ce sentiment d’usurpation, de me dire “pourquoi moi et pas un autre”. Je me suis toujours dit “ça doit être par hasard mais là c’est mon dernier morceau, donc je donne tout”. Puis y en avait un autre derrière, et un autre, et ainsi de suite. Aujourd’hui c’est plus pour les mêmes raisons mais c’était la même démarche. C’est peut-être mon premier album solo et mon dernier. Donc, à quoi j’ai envie qu’il ressemble, et qu’est-ce que j’ai envie qu’il laisse. On s’est dit avec CeHaShi, il faut qu’on fasse le moins de fautes en termes d’arrangements, donc il faut que ce soit très simple. Et c’est très dur de faire très simple.

Un peu à l’image de l’ambiance musicale qui peut avoir ce côté un peu introspectif, un peu mélancolique, nostalgique, tu parles beaucoup du passé, et même du temps en général, pourquoi cette thématique est aussi présente à ton avis ?

La thématique du temps, c’est quelque chose qui m’occupe assez dans le quotidien. Déjà avant d’être père parce que tu sais qu’à l’échelle de l’univers t’es rien du tout. Ta vie est inexistante à l’échelle de l’univers. Pourtant t’es là, donc qu’est-ce que tu vas faire de ce micro temps pour dire que ce passage que tu as fait, sur cette planète, il avait l’intérêt d’être fait. Chaque fois c’est de se dire “J’optimise mon temps”. Quand j’étais jeune j’ai fait beaucoup de choses, que je devais faire, parce qu’il fallait les faire pour avancer. J’ai fait des jobs que je devais pas faire, des conneries que je devais pas faire, des rencontres que je devais pas faire. Au lieu de me culpabiliser à me dire pourquoi j’ai fait ça, j’me suis dit, si j’l’ai fait c’est qu’il y avait une raison. J’ai essayé d’avoir la quintessence de toutes mes actions, bonnes ou mauvaises, et de les mettre dans ce disque-là. Et de donner sa réelle valeur au temps. C’est pour ça que dans Rêve de gamin je dis “Qu’on passe sa vie à rire, qu’on la passe à pleurer, elle sera toute aussi longue, c’est tout ce que je sais”. Au final c’est de se dire, le temps il est imparti, tu sais pas combien y en a, donc autant l’optimiser et donner le meilleur de soi à tous les stades, à tous les âges, et aux autres. Donc ça signifie être à l’écoute, plus écouter que parler, plus observer que parler, plus donner que recevoir. C’est au final une philosophie globale qu’on a essayé de traduire dans l’album.

Toi qui as commencé ta carrière avec Akhenaton, c’est un rappeur qui lui aussi parle beaucoup du passé, et du temps en général. Est-ce que tu penses que c’est une thématique qui vous lie ou c’est le hasard qui fait que vous l’avez en commun ?

Non non. En fait, je pense que c’est un truc qui est propre à plein d’êtres humains au-delà de nous deux. Il a fait une chanson Akhenaton qui s’appelle Canzone di malavita, sur Soldats de Fortune je crois. Ça veut dire en italien “Chanson de mauvaise vie”, parce qu’en fait il y a une culture de la chanson mélancolique en Italie, notamment, et dans les pays du sud plus principalement où on aime chanter la tristesse, et on est heureux quand on chante la tristesse, la mélancolie. Ces chansons-là, elles s’attardent beaucoup sur le temps qui passe, et moi, c’est la nature humaine qui fait ça, ce sont des choses qui me touchent beaucoup. Donc comme ça me touche, c’est forcé qu’il y en ait dans ma musique. C’est comme ça, c’est pas un choix, c’est dans l’ADN entre guillemets.

Tu viens de Cannes, une ville et une région que le reste de la France imagine plutôt ensoleillée, plutôt colorée, et donc que la musique qui pourrait en sortir devrait être ensoleillée, comme une grosse partie de la scène marseillaise. Pourtant quand on regarde la scène du 06, avec des rappeurs comme Veust, Infinit’, Zippo, Le Pakkt, et toi ! On voit qu’au-delà d’un vrai travail de la plume, il y a un certain goût amer, tu l’expliques comment ça ? Alors que de loin, cette région a l’air ensoleillée et d’être joviale.

T’as tout dis en fait. Je vais prendre l’exemple de Cannes. C’est exactement le modèle de Rio de Janeiro. Y a une Riviera, avec la croisette, et puis la mer, les palmiers, les palaces. Et puis ensuite t’as la voie ferrée, et derrière t’as une ville de 70 000 habitants, qui est 15% plus bas que le seuil de pauvreté national. Donc y a tous ces problèmes liés à une ville qui est située avec un seuil de pauvreté si bas, qui a 18% de taux de chômage. Donc t’es dans une ville normale, française, classique, à la seule différence qu’elle a une avenue célèbre. Rio de Janeiro c’est exactement pareil. T’as la mer avec les plages, une voie ferrée, et derrière une ville et les favelas. Le truc c’est que quand t’es du mauvais côté des rails, tu grandis avec le nez collé aux vitrines. Donc ça crée des mentalités, de l’envie, des déviances psychologiques, parce que ça crée un goût pour l’argent, pour le fait de posséder, d’avoir avant d’être. Du coup ça exacerbe les différences, et ça crée énormément de frustration. D’autant plus qu’on est dans une région ou politiquement depuis près de 50 ans on est à droite, voir à droite de la droite. Donc c’est une région qui est très très dure quand tu es une personne lambda économiquement parlant et socialement parlant. Et y en a beaucoup là-bas. Mais on les voit pas parce que tout ce qu’on voit c’est les palmiers, la plage et le festival du film. Mais en gros le 06, Cannes, Nice, Vallauris, c’est des villes comme t’en as dans tout le reste de la France. La seule chose c’est qu’elles vivent dans un microclimat et qu’elles sont très bien situées.

Et ce qui fait qu’on les connaît, ça ne représente pas la ville.

On les connaît pas en fait. D’ailleurs tous ceux qui viennent, s’en rendent compte et disent “J’aurais jamais cru que”. Il y a peut-être 8 ans en arrière, un magazine m’avait proposé de faire un dossier sur la ville. Ils avaient envoyé deux journalistes, on leur avait fait passer quatre jours avec nous. Entre Cannes, Nice, Antibes et Vallauris, on leur avait fait découvrir la région, les quartiers. Tous, qu’ils soient pauvres ou huppés, et ils ont fait un article entier sur la scène du 06, et ils se sont rendus compte “Ah ouais on a rien compris à cette région”.

Pour aller dans le vif du sujet, à savoir les références.
Sur le premier album de Chiens de Paille, tu as un titre qui s’appelle Références, et pourtant tu es quelqu’un qui fait assez peu de références culturelles dans tes textes. Alors que le rap c’est quand même un art qui référence beaucoup, comment se fait il que tu en fasses si peu ?

Parce que comme je t’ai dit, faire des références c’est figer tes morceaux dans le temps. Par exemple dans le morceau avec Aketo, CeHaShi m’a fait retirer quatre mesures à la toute fin du morceau. À la base je devais terminer le morceau en disant “À trop chercher le turn up, on a trouvé le burn-out, j’aurais jamais le cœur neutre, condamné comme Didier Raoult”. En fait, CéHaShi m’a dit “ça tu dois pas le mettre”. Un parce que toi t’es pas un rappeur qui parle et fait du turn up, et c’est un mot de 2016-2017 dans le rap, tu l’entendais pas avant, et tu l’entends plus maintenant. Ensuite il a dit “tu parles de Didier Raoult, il est connu par rapport au Covid dans votre pays, mais il est connu nulle part ailleurs. Avec ces deux mots tu vas ancrer le morceau dans une époque qui n’est déjà plus la sienne”. Donc voilà, on a fait un travail là-dessus, pour épurer même les références, qu’il n’y en ait pas et qu’elles ne figent pas les morceaux dans leur époque.

Alors justement, il y a une référence dans ce morceau, peut-être la seule de l’album : ”L’amour c’est comme une balade à Jurassic Park”. Comment se fait-il que cette référence ait réussi à rester dans le disque ?

Parce qu’au-delà de la référence, c’était l’image qui me paraissait évidente. C’est-à-dire que dans Jurassic Park, quel que soit le numéro que tu regardes, c’est toujours construit sur la même trame, la même arche dramatique. Au début, t’as une équipe qui se promène dans le parc, on sait qu’il y a des dinosaures partout. Ils marchent au début parce qu’ils pensent qu’ils ont compris des choses et que par rapport au film précédent, ils vont réussir à régler les problèmes avec les dinosaures. Donc ils y vont en confiance, comme quand tu rentres dans une relation amoureuse. Et plus ils avancent dans le film, plus ils y vont avec méfiance, pour à la fin, chaque fois, finir par se faire bouffer par les dinosaures. Et l’amour c’est ça. C’est chaque fois arriver avec de la confiance, rencontrer des écueils, mais malgré tout toujours retourner dans la forêt. C’est pour ça que j’ai gardé Jurassic Park. Plus par rapport à l’arche dramatique du film, et sa métaphore dans le film avec l’amour. Parce que même si c’est un blockbuster, il est chargé, enfin ils sont chargés de messages, en tout cas pour moi, et pour moi c’est une métaphore de la vie amoureuse. Donc j’ai gardé la référence, pas par rapport au film de Spielberg et la franchise qui en a découlé, mais par rapport à l’arche dramatique. 

J’imagine qu’à l’époque du début de ta carrière, tu avais moins cette démarche d’épurer, parce que Sako vient d’une référence.

Ouais, c’est Akhenaton qui l’a trouvé.

Et Chiens de Paille ça venait aussi d’une référence, par rapport au film.

Mais y a aussi un autre truc. Quand on met plein de références, c’est pour se cacher derrière. C’est-à-dire qu’on n’assume pas tant l’idée, on préfère dire l’idée en disant “comme machin je suis ci, comme machin je fais ça”. Parce que si machin l’a déjà fait ou pensé, alors je suis pas tout seul à le faire, je peux le faire. Moi j’en suis à un stade ou j’ai plus besoin de me cacher, ce que je pense je suis capable tout seul de le défendre, et de dire pourquoi je le pense. Du coup les références, elles sont plus nécessaires pour leur rôle de bouclier, elles sont nécessaires si elles ont un vrai rôle à jouer dans le texte, comme l’histoire de Jurassic Park. Sinon référencer pour référencer, ça m’intéresse pas.

Dans l’interview avec Mehdi tu disais donc que Chiens de Paille vient du film du même nom. Et tu disais que tu pouvais faire des parallèles avec le personnage principal du film. Tu peux nous en dire un peu plus ?

En fait, c’est simple. Quand je rencontre en 97 Akhenaton et qu’on fait du rap dans notre chambre avec Hal. On est en 97, et on en fait depuis 91. On est dans des périodes où y a pas Internet, où on communique avec des cabines téléphoniques et des télécartes, et 20km carré c’est le bout du monde pour des provinciaux. Donc le monde, il est loin, c’est le bout de ta rue, parce qu’on n’a pas l’opportunité de voyager, qu’on n’a pas été longtemps à l’école, on n’est pas des gens qui lisons beaucoup. Notre seule manière de voyager c’est d’écouter de la musique. Et principalement moi c’est le rap qui va me faire entrer dans une bibliothèque. Parce que c’est en voulant chercher les références que les rappeurs mentionnaient dans leurs textes que je voulais comprendre et j’ai découvert qui était Malcolm X, Martin Luther-King, Patrice Lumumba, ce que c’était que la lutte pour les droits civiques et ainsi de suite. Surtout que j’ai découvert qu’y avait la côte est, la côte ouest des États-Unis, L’Afrique, l’Amérique du Sud, bref le monde. Parce que moi tout ce que je connaissais du monde ça tenait au dos d’une carte postale. Du coup le parallèle avec Les Chiens de Paille, il est simple. À cette période-là, je suis bagagiste dans un hôtel, j’ai pas de projet scolaire, professionnel, je porte des valises et je gare des voitures dans un palace, c’est tout ce que je fais. Dans mon temps libre, je suis chez Hal, on tag et on fait du rap. Un jour, on croise la route d’Akhenaton, il nous offre la lumière parce qu’il trouve que dans ce qu’on fait y a quelque chose d’intéressant. À partir de là, on va se rendre compte qu’on est capable de répondre à ses attentes, et de répondre à un destin qui n’était pas du tout celui pour lequel on était programmé. Moi j’viens d’une famille d’ouvriers, ou qui travaillent en usine, dans des garages. Ils ont pas fait beaucoup d’études, ils viennent d’un pays vers un autre, ce sont des immigrés donc ils font profil bas pour être plus français que les français. On n’est pas issu d’une famille où la culture est un rêve de carrière. Avec Hal on va casser tout ça. On va se mettre à voyager, vivre de notre musique. Participer à des projets dans le cinéma, avec des gens très connus. Rencontrer des gens très intelligents, très cultivés, nous qui sommes pas allé à l’école, ainsi de suite. Et donc le parallèle il est là. (ATTENTION SPOIL). Au début du film Dustin Hoffman c’est un prof de mathématiques qui vient en Écosse dans le village de naissance de sa femme. Il va, par les circonstances du passé de sa femme, qu’elle lui a toujours occulté, se confronter à lui, et se confronter également à lui-même. Et il va découvrir au fond de lui des aptitudes qu’il ne soupçonnait pas avoir en tant que prof de maths. Il va devoir créer des pièges dans la maison quand tous les mecs attaquent la maison pour aller violer sa femme et le tuer. C’est lui qui défend la famille et la maison, qui trouve les ressources avec le peu d’outils qu’il a autour de lui. Repousser les assaillants et aller au-delà de ses peurs. Et nous c’était exactement ça. Moi j’étais très bien dans mon confort de bagagistes, dans ma petite vie. J’avais mon train-train. Et au final, le rap est arrivé au volant d’un bus et il m’a percuté, et il a percuté toute cette petite routine-là, et j’ai relevé son défi entre guillemets.

T’as du te battre pour réussir.

Évidemment, ça a jamais été qu’une partie de plaisir. Y a eu des moments de plaisir, mais aussi beaucoup de doute, de travail, d’introspection. Y a eu plein de moments qui n’étaient pas les meilleurs. Typiquement, on se dit toujours que la sortie d’un album, c’est magnifique, c’est un grand moment et tout ça et c’est vrai. Mais depuis que l’album est sorti j’arrive pas à me relâcher. Je suis très tendu. J’me suis toujours dit que les gens penseront ce qu’ils en penseront parce qu’il sera sorti et terminé, et qu’on sera apaisés. Mais c’est pas vrai. J’hésite à aller sur les réseaux sociaux, j’ai désactivé les notifications. Après je vois qu’il se passe plein de trucs. Le titre avec Veust il est rentré directement numéro 1 sur la playlist Fines plumes de Deezer. Ils nous ont mis en avant, c’est moi qui suis mis en cover sur les sorties de la semaine alors qu’il y a des monstres commercialement parlant. Pourtant on a payé personne, on n’a pas le budget pour ça. On l’a fait couteau entre les dents, en mode jeune débrouillard. C’est vraiment la musique qui a fait son chemin dans la tête des éditeurs sur les plateformes. 

Il y a quand même autre chose que tu cites dans tes textes, ce sont des références au rap. Même si c’est en lien avec ta vie, notamment le moment où tu parles d’Oxmo Puccino sur Rêves de Gamin. C’est un peu omniprésent de parler de rap dans tout ton parcours. Notamment, peut-être parce que c’est ce qui t’as marqué dans ta vie, même au-delà d’en faire ? Ou est-ce que tu penses que ces références-là tu les mets dans une question de transmission de culture ? Ou encore une fois c’est juste naturel et tu parles de ce que tu as vécu ?

Ce que je veux avant tout c’est que la musique soit sincère. S’il elle est sincère c’est là qu’elle va toucher les gens. Quand tu parles de l’anecdote avec Oxmo, c’est une vraie anecdote. C’était en 2004, notre deuxième album allait sortir après une longue tournée où on faisait la première partie d’IAM, où on a vu plus de 100 000 personnes. Une semaine après la tournée l’album sortait, début juin. Fin juin il est retiré des bacs parce qu’on se fait attaquer pour un sample non autorisé. En juillet y a plus rien. J’ai un ami qui monte une boîte en électricité. Il me prend comme manœuvre avec lui. En août je suis en chantier, je fais des saignées dans les murs. En septembre Akhenaton nous amène à Paris faire un concert avec lui, alors que je pensais qu’on avait tout perdu, du fait que l’album avait coûté énormément d’argent et qu’en plus il avait été retiré des bacs. Je pensais qu’on allait se faire virer du label. Lui nous a dit “non non, des problèmes de samples on en a eu plein, ça fait partie du jeu”. Au concert y avait Oxmo, y avait Diam’s, et moi je sortais du chantier, avec du ciment dans les ongles. À la fin, un mec vient nous voir en loge, nous dit qu’il connaît notre histoire et veut nous aider. Ce mec c’est Tefa, le producteur de Diam’s. Il nous propose de faire un album et le sortir dans les kiosques à journaux, en nous disant “Manu Chao avait fait ça, on va faire pareil pour le rap, ensemble”. Donc mai 2004 tournée immense, juin, retrait des bacs, l’été, travail au chantier, septembre, rencontre avec Tefa, octobre sortie du street album Tribute, et novembre rentrée du clip L’encre de nos plumes avec Veust, Oxmo et Akh sur MTV. Donc tu vois tout était des hauts et des bas. Pour rentrer le clip sur MTV je suis parti avec un petit magnétophone quatre pistes dans mon sac à dos. Je suis allé voir Oxmo qui tournait le clip Black Desperado et moi j’étais figurant. À la fin de la journée de tournage je vais le voir et je lui dis “voilà, on fait un street album avec les moyens du bord, l’idée c’est de rendre au rap ce que le rap t’as donné, est-ce que tu peux poser un couplet”. Il l’a fait pour L’encre de nos plumes. Comme il était dans la chambre d’hôtel, moi j’avais mon petit micro et magnétophone. J’ai installé tout ça dans la baignoire de la salle de bain parce que dans la chambre les autres jouaient à la Playstation. Ce morceau il a fini en haute rotation sur MTV, et joué tous les soirs pendant six mois chez JoeyStarr et DJ Spank à l’époque sur Skyrock. Tout ça pour dire, c’est le thème du morceau “Rêve de gosses”. L’idée c’était de donner des exemples pour donner de la force. Parce que quelles que soient les références, quel que soit le thème des morceaux, leur forme, c’est pareil qu’avec le livre que j’ai sorti il y a quatre ans. L’idée c’était de donner de la force aux gens, et de se servir de mon histoire pour partager et transmettre aux autres. L’idée c’est de se dire que t’es peut être chez toi et t’as une passion c’est la menuiserie, la chimie, le sport, peu importe, et que t’oses pas te lancer. Te dire que moi qu’était bagagiste dans un hôtel, qu’avait pas de diplôme qu’avait rien, j’ai réussi à faire le tour du monde avec la musique. Et aujourd’hui y a des pays où ma musique est connue et moi j’y suis jamais allé. L’idée de ma musique, et de tout mon travail, c’est celle-là, ce que je veux transmettre, avant des valeurs, c’est de la force et de l’envie.

Toute dernière question, le site s’appelle VraisSavent en référence au titre Les vrais savent de Lunatic. D’après toi c’est quoi LA chose essentielle que les vrais devraient savoir ?

Je pense qu’on te l’a déjà dit, c’est la première qui me vient à l’esprit : les vrais devraient savoir qu’ils savent rien. C’est qu’on sait pas, on est toujours en train d’apprendre. Donc quand t’es un vrai, tu sais que tu sais rien.
La deuxième chose, ce que les vrais doivent savoir, c’est que c’est pas parce que c’est dur que c’est pas possible. C’est pas possible parce que tu penses que c’est dur. Y a une phrase qui dit “On ne fait pas les choses parce qu’elles sont difficiles, les choses sont difficiles parce qu’on ne les fait pas”. L’idée c’est de dire que les vrais savent que ça peut paraître inaccessible, impossible, mais il faut y aller parce que sur un malentendu, tu peux avoir de très bonnes surprises.

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