Géricault, méduse et radeau

Ils sont rares, les artistes qui peuvent se targuer d’avoir inspiré tout un courant artistique. En particulier quand leur décès fut prématuré, et que leur notoriété repose essentiellement sur une seule grande œuvre. À vrai dire, Théodore Géricault est l’un des seuls. En tout cas, il fait partie d’une toute petite poignée de personnes qui ont eu un impact international, dans leur domaine, et durant des décennies. Ce rayonnement le peintre le doit donc essentiellement à un tableau : Le radeau de la méduse. Malgré bon nombre d’autres toiles importantes, c’est cette peinture gigantesque qui aura prospéré et atteint toutes les couches du rap français.

En 1819, Théodore Géricault a tout juste 28 ans. Il possède déjà un nom, mais rêve de la Sacem et la notoriété de Ninho. Il a alors l’idée de faire une œuvre démesurée, qui le propulserait directement en tête des hits. Pendant des mois, il se demande sur quoi pourrait porter son tableau, et un jour vint l’illumination : le radeau de la méduse.

Ce n’est pas le premier peintre à le faire, mais choisir un fait divers pour son œuvre était tout de même assez rare pour son époque. Pourtant, il a choisi un événement qui aura fait couler énormément d’encre dans la presse du 19e siècle. Pour résumer, en 1816, une petite flotte de quatre bateaux (dont la Méduse) part en direction du Sénégal, avec à leur bord, un capitaine qui n’a pas vogué depuis plus de 20 ans. Malheureusement, cet homme un peu rouillé, n’est clairement pas adapté à la situation, et fini par faire échouer la Méduse sur le trajet. À défaut de solution satisfaisante, on construit alors un énorme radeau, au départ sans doute pour les provisions et l’or. Au final il servira à transporter des humains. Alors que les plus fortunés et mieux placés socialement embarquent dans de simples canaux pour finir leur périple, 150 personnes, moins privilégiées, se retrouvent sur cet énorme radeau. Ils vont chavirer pendant près de deux semaines, et à la fin, seulement un dixième d’entre eux arriveront à rejoindre la terre ferme. Pendant ces quelques jours, tueries, cannibalisme et désespoir ont été leur quotidien. Une misère qui a alors inspiré Géricault, et qui a son tour, a par exemple inspiré Swift Guad, pour son titre Repères avec Zikri, où il cite le radeau au milieu d’un florilège de crasses.

Connu comme étant l’une des pires atrocités de la marine, son utilisation dans le texte fait sens. Dans la même veine, mais de manière encore plus exacerbée, le rappeur Rochdi, réputé pour son champ lexical gore et sans limite, place le radeau, entre autres vices et horreurs, sur le titre Moi et le diable.

Le même rappeur, en featuring sur un morceau de Bazoo, réitère la référence, cette fois en y ajoutant le nom de Géricault. Mais surtout, d’une manière un peu similaire à Hyacinthe qui parle « d’after sur le radeau de la méduse« , et à l’image de ces planches qui dérivent, ils traitent des dérives de l’alcool et de la drogue.

Métaphoriser la dérive, c’est aussi ce qu’a fait le rappeur Fayçal, pour un sujet moins évident. Sur son premier album, à travers Lettres d’un héros, il conte la vie d’un homme. Après avoir immigré, il se retrouve encore naufragé, sur la terre ferme, perdu au milieu des autres, où il n’est considéré que comme un étranger.

Si cette dérive ne suffisait pas, si le parcours n’était pas assez difficile, Primero a fait une référence à l’œuvre de Géricault en imaginant une épreuve supplémentaire. Sur le morceau Le Grand Bleu de Roméo Elvis, il met en scène énormément d’animaux marins et imagine alors des méduses sur un radeau… La référence paraît alors évidente, tout en ajoutant une nouvelle perspective de difficulté.

Il arrive aussi que les rappeurs se sentent eux-mêmes en difficulté, perdus comme en pleine mer. C’est le cas de 16Ar du groupe L’Skadrille qui inclut aussi les adolescents de son âge. Ou encore Lord Esperanza qui créé un contraste total avec l’Eldorado, montrant que contrairement à ce que certains peuvent croire, il n’est pas encore arrivé à destination de son rêve, mais se trouve encore en plein parcours compliqué.

À l’inverse, Disiz parle du radeau de la méduse pour montrer qu’il n’est pas à son bord. Même si le parcours avec les siens peut être compliqué, ils ne s’entre-tueront pas et ne s’entre-dévoreront pas sur son radeau. Au contraire, il avance avec sérénité.

La référence au tableau de Géricault n’est cependant pas la seule. Ou en tout cas, il arrive qu’elle soit accompagnée d’autres références. Certains rappeurs citent aussi un artiste relativement important pour leur discipline : Georges Brassens. Lui-même qui avait parlé de la méduse dans une de ses chansons les plus célèbres.

Quand Anton Serra et R.Wan, le chanteur de Java, parlent du radeau de la méduse, ils le font en y ajoutant aussi les « copains », en clin d’œil direct au chanteur de Sète.

Ce ne sont pas les seuls à faire des liens entre les références. Dans un titre qui porte sur la vie d’un morpion, Hippocampe Fou fait le rapprochement entre le radeau de la méduse, et le Bateau Lavoir, un lieu de résidence où des peintres se retrouvent depuis le début du 20e siècle. Il associe alors, par leurs noms marins, le milieu artistique et la misère.

Mais, comme vous avez pu en partie le voir sur la bannière de cet article, le groupe ayant fait la référence la plus importante au tableau de Géricault, est sans doute IAM. Alors qu’ils avaient pu le citer plusieurs fois sur des morceaux confidentiels ou jamais sortis, pour leur dernier album en date, ils ont été plus loin.

Afin d’illustrer l’époque moderne, la survie, et malgré tout l’espoir, les membres du groupe marseillais ont fait le choix de reprendre le radeau de la méduse, et de le remettre au goût du jour. Comme ils l’expliquent en interview, à travers le personnage de Yasuke, ils veulent montrer qu’un avenir est possible. Géricault peignait un bateau au loin, qui pouvait symboliser aussi bien l’espoir d’un sauvetage, ou au contraire le départ d’une aide potentielle. La pochette de Yasuke, présente au contraire un tableau ou les protagonistes s’éloignent des eaux tumultueuses pour aller vers des eaux plus calmes. D’une manière bien différente de Géricault, qui s’emparait de la question sociale en étant l’un des premiers peintres à choisir un personnage principal noir, la cover d’IAM représente plusieurs couches de la société, où tout le monde doit cohabiter pour aller vers un monde meilleur. L’aspect mortifère du tableau original a été effacé, mais les détails sont tous aussi importants et fourmillent sur la pochette, de quoi trouver bons nombres d’autres sens possibles.

Véritable coup de maître à son époque, le radeau de la méduse a continué à inspirer des peintres, et d’autres artistes durant des générations. Encore maintenant, son œuvre fait partie des plus importantes exposées au Louvre, tant par sa taille (près de 5m de haut pour 7 de long), que pour son importance dans l’histoire de l’art et les émotions qu’elle procure. Avec un impact aussi significatif sur le monde pictural, pas étonnant que les rappeurs eux-mêmes s’en soient inspirés.

Si l’art pictural vous intéresse, ou simplement que vous aimez les œuvres en rapport avec la mort, vous pouvez lire notre article sur les vanités dans les pochettes de rap français.