Les vrais savent, préviens les autres

Il y a quelques mois, un article entier sur la rime “Leur dernière vision sera un gun et un chauve”, tirée du morceau Les vrais savent était publié ici-même. Pour fêter la première année d’existence du site il était temps de revenir sur le morceau en lui-même et son expression. Comme indiqué lors du précédent article, Les vrais savent est le second titre de Lunatic, le duo de Booba et Ali. Sorti en 1997 sur la compilation L432, il est devenu, avec le temps, un classique incontesté du rap français. Notamment pour ses nombreuses punchlines reprisent pendant des décennies, et aussi, et surtout par ce gimmick, réemployé à outrance dans le rap français : “les vrais savent”. L’expression a dû être utilisée autant que “Le savoir est une arme”, c’est dire son importance et sa résonance. Ces simples trois mots ont été parsemés dans toutes les couches et toutes les époques du rap français.

Avant toute chose, comme toujours, Booba étant un expert dans l’auto-référence, comme pour Jimmy Deux Fois ou “Leur dernière vision sera un gun et un chauve” , il a réemployé son expression tout au long de sa carrière. Il est donc possible de l’entendre dès ses débuts en solo sur son album Temps Mort avec le morceau Indépendant. Et aussi, bien plus tard, lors de l’arrivée de la trap en France, avec Kalash, son titre en featuring avec Kaaris.

Mais même avant d’être reconnu en tant que rappeur solo, il n’hésitait pas à utiliser son expression alors même que Les Vrais Savent n’était pas sorti depuis très longtemps. On peut ainsi le réentendre dans un autre morceau de Lunatic : Banlieue Ouest.

Son compère Ali n’est pas en reste. Que ce soit sur sa seule apparition sur un album de Booba, ou bien sur un titre de son propre premier album solo, il ira aussi de sa dédicace. À la seule différence, plutôt importante, qu’il replace le savoir en question à quelque chose de plus spirituel, à l’image de sa musique et ses textes.

Évidemment, qui dit morceau et expression culte, dit propagation bien au-delà de son propre groupe. Les premières personnes à qui l’on peut penser quand on retrace le parcours de Booba, ce sont les rappeurs avec qui il a collaboré. Parmi ceux avec qui il a eu le plus de featurings, et le moins de problèmes, Dosseh et Nessbeal font clairement office d’exemples. Qu’il s’agisse ou non d’un vrai clin d’œil, chacun d’entre eux a réutilisé l’expression « les vrais savent« .

Seulement quand on pense à Booba, on pense aussi, et surtout malheureusement, à ses innombrables clashs avec d’autres rappeurs. La liste est indécente et difficilement exhaustive, mais le rappeur de Boulogne s’est retrouvé de nombreuses fois, soit par sa propre initiative, soit celle des autres, dans des conflits avec des rappeurs. L’un des tous premiers à avoir ironisé face au « Duc » est MC Jean Gab’1, dès la fin des années 90. Il n’hésite alors pas, sur deux morceaux, à réutiliser l’expression du titre de Lunatic contre celui qui l’a popularisé.

Plus tard Booba se servira de la viralité des clashs pour faire parler de lui et gagner toujours plus de visibilité. Parmi ses conflits importants, ayant eu un rayonnement national, et ayant permis à quelques morceaux anthologiques de sortir, il y a eu celui avec La Fouine. D’ailleurs, comme souvent dans ses rivalités, la moitié de Lunatic avait déjà collaboré avec le rappeur de Trappes avant de se retrouver en clash. L’ironie du sort étant que l’un des arguments de Booba, insinuant que La Fouine est un pointeur, se retournera contre lui, plus tard, quand cette réflexion lui sera fait, notamment dernièrement par le journaliste Yerim Sar.

Toujours est il que La Fouine a utilisé l’expression « les vrais savent » de nombreuses fois. D’abord au début de sa carrière, notamment sur C’est ça produit par Animalsons, producteurs fétiches de Booba à une certaine période. Puis sur plusieurs autres titres, jusqu’à ce qu’il s’en serve directement sur le titre Autopsie 5, un morceau conçu spécialement en clash contre Booba.

Si vous suiviez l’actualité « clash » et/ou celle de Booba, qui sont souvent liées dans le rap français, vous êtes sans doute au courant qu’actuellement sévit une altercation entre Sadek et le « Duc de Boulogne ». Et bien sachez qu’il y a trois ans seulement, Sadek utilisait lui aussi la fameuse expression.

Booba, c’est aussi celui qui a instauré et popularisé le rap dur, le rap violent, qui n’hésite pas à parler de la rue d’une manière crue et imagée. Un type de rap qui ne plaît pas forcément à tout le monde, et qui posait problème à bon nombre de rappeurs dès les années 90. C’est sans doute pour cette raison que Bilal du groupe strasbourgeois N.A.P. a employé l’expression « les vrais savent » en opposition à ce type de textes.

Dans la même idée, certains rappeurs viennent à dire que, les vrais ont tendance à se taire s’ils savent, plutôt que parler de ce genre de choses. Même si, ici aussi, deux idées s’affrontent, celle de Rocé qui critique les rappeurs, et celles de Key Largo qui annoncent simplement que quelqu’un qui est dans l’illicite ne parle pas trop.

Dans cette position de vrais, et de gens qui savent, vient alors l’idée naturelle de l’honnêteté, ou au moins d’une réalité que certaines personnes peuvent percevoir à l’égard des artistes. La fidélité, la loyauté, la sincérité, autant de caractéristiques qui ramènent aux « vrais » d’une manière finalement assez logique, et qui se retrouve chez plusieurs rappeurs et rappeuses.

Cette violence que Booba (et de nombreux autres rappeurs) a ramenée s’est répandue dans tout le rap français et est devenue une norme à laquelle on ne s’étonne même plus. Si bien qu’il s’agisse d’histoires savamment inventées ou d’un supposé vécu réel, les textes s’entremêlent. Mais dans ces différents récits, les rappeurs n’hésitent pas à interpeler encore l’auditeur en lui rappelant que « les vrais savent » et connaissent leur violence et leurs méfaits.

Cette notion de violence et d’illicite s’est aussi accompagnée d’un certain goût pour la richesse, devenant même une fin en soi. Qu’ils fassent du rap pour gagner de l’argent, ou au contraire affichent directement, clairement, leurs « kichtas » auprès du public, cette soif toujours plus grande d’argent pour sortir de la misère est devenue une véritable maraude du genre. Les vrais savent alors combien il est important de faire des billets.

Ces nombreuses évocations de la violence et de l’argent coïncident finalement plutôt bien avec le propos fondateur de Booba, mais l’utilisation de l’expression en elle-même n’est pas forcément un clin d’œil direct. Alors que d’autres rappeurs, notamment de L’entourage, qui connaissent leurs classiques sur le bout de leurs doigts, ont pu se servir de l’expression comme une référence directe au titre de Lunatic. Que ce soit par le sample que fait Cookin Soul sur le titre de Deen Burbigo ou la référence à l’album Ouest Side de Mekra sur Comme ça, l’expression n’est pas placée au hasard.

Si ces trois mots (et le morceau dont ils sont tirés) ont pu toucher les générations comme celles de L’entourage, ils ont aussi et surtout pu toucher l’entièreté de la population française. La principale ville rivale de Paris, Marseille, a par exemple elle-même bon nombre de rappeurs et rappeuses qui emploient de l’expression.

Mais le rap ne se limite pas à Paris et Marseille. Même à Lyon, l’autre grande ville de France, beaucoup moins florissante en terme de hip-hop, on a pu entendre les trois mots du morceau de Lunatic, notamment dans la bouche de Lucio Bukowski. Il fait d’ailleurs directement référence à Booba dans le morceau Feu Grégeois en expliquant qu’il préfère sa démarche que celle des rappeurs faussement antisystèmes.

Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette expression ne se limite pas à la France. Elle a dépassé nos frontières et même nos voisins belges ont fini par l’adopter et l’utiliser dans leurs titres.

Les références directes au titre de Lunatic ne sont pas vraiment présentes, mais l’expression elle en tout cas a réussi à se retrouver partout, puisque même au Québec certains rappeurs l’utilisent.

Les exemples sont nombreux et pourraient encore s’étendre sur des dizaines de titres. Une chose est certaine, l’expression Les vrais savent a fait le tour du rap et a même dépassé ses frontières. Si la plupart des gens ne l’utilisent pas en référence à Lunatic, nul doute que le groupe aura quand même eu son impact dans sa popularisation. Le morceau a près de 25 ans, et il laisse encore des traces, il est devenu un classique incontestable.

Si vous voulez en savoir plus sur une autre expression tirée du même son et utilisée aussi partout dans le rap français, c’est par ici !