Matrix, rap et révolution numérique

À l’aube des années 2000 le numérique semblait être, pour certains, l’avenir. Pour d’autres, au contraire, il marquait la fin de l’humanité. Ces craintes de l’arrivée des machines au pouvoir se sont cristallisées en un long-métrage : Matrix. À sa sortie, le film est un OVNI (objet vidéo non identifié). Tous les éléments sont faits pour marquer le public, du filtre verdâtre en passant par les costumes, le casting, les décors ou même les effets spéciaux. Mais c’est surtout le thème, celui de l’inconscience collective et des « éveillés » qui sauvent le monde qui a eu un effet sur les spectateurs. Une dystopie ou les humains ne servent qu’à alimenter des robots. Certains y ont vu une métaphore du peuple asservi par le gouvernement, d’autres juste un gros film d’action. Dans tous les cas, il n’a pas laissé indifférent. Scènes et répliques cultes, personnages emblématiques, pendant plus de 20 ans, le rap français a fait référence à Matrix.

Avant même de parler des références propres au film, il faut se rendre compte que Matrix a eu un impact énorme sur la société, et notamment sur la langue française. Peu de temps après sa sortie, les gens ont donc créé un nouveau verbe : « (être/se faire) matrixer ». Depuis, le mot est entré dans les mœurs (mais pas dans le dictionnaire), et on oublierait presque qu’il fait directement référence au film. Être matrixé, c’est donc, à l’image du long-métrage, être en quelque sorte aveuglé, manipulé par quelque chose de plus grand. À noter que le même mot est parfois simplement utilisé pour dire de quelqu’un qu’il est dans son monde. Devenu un élément de langage courant, de nombreux rappeurs vont s’en servir pour montrer à quel point eux, ou les autres, ont été matrixés dès leur enfance.

Si chacun de ces rappeurs a sans doute été influencé de manières et par des aspects différents, ils s’accordent au moins sur cette temporalité lointaine. Sur l’idée que leur passé les a indélébilement changés. S’il faut écouter les titres entiers pour en apprendre plus sur les origines de ces mal-êtres, d’autres rappeurs vont au contraire, pointer du doigt ce qui les a matrixés de manière directe. À l’image par exemple du Bedo pour Hornet la Frappe.

Le refrain est assez clair, la consommation de cannabis fut terriblement impactante dans la vie du rappeur. Hornet s’en prend aux joints, et donc en quelque sorte à lui-même. Certains artistes n’hésitent pas, eux, à accuser les gens de leur entourage de les avoir matrixés. Ou bien comme le cite Jewel, simplement une personne extérieure à son couple.

Comme le passage de ce dernier l’illustre, le verbe matrixer peut bien entendu être utilisé en verlan.
Si accuser des gens peut sembler facile, des artistes vont plus loin. C’est le cas par exemple quand Hatik dénigre purement et simplement la ville d’avoir changé son comportement. Comme si la manière de penser d’une personne était presque inéluctable et totalement liée à son environnement.

Mais ce que sous-entendent la plupart de ces rappeurs, et les suivants, c’est que quelque chose d’encore plus grand les a matrixés. L’un des grands poncifs du rap français, l’argent a eu une influence claire sur leur comportement.

Heureusement, à l’inverse de toutes ces personnes, il y a les éveillés. Ceux qui pensent ne pas être matrixés, protégés de la pression extérieure. À l’image, par exemple, de Lefa, ou ceux qui ont « suivi le même cursus » que Rohff.

Les exemples pourraient être encore nombreux. Ce qu’il faut retenir, c’est que le mot a traversé les générations et de nombreux rappeurs aux styles bien différents, l’emploient naturellement. Mais certains, en utilisant ce mot, sont bien conscient de son affiliation au film, et vont donc directement ou implicitement y faire référence.

Pour rentrer donc dans le vif du sujet, ce code binaire, et cette omniprésence de vert en a marqué plus d’un. Comme le Connaisseur Ticaso qui emploie cette couleur afin, évidemment, de symboliser l’argent.

À l’instar du rappeur de Montréal, de nombreux artistes ont fait directement référence au personnage principal interprété par Keanu Reeves. Reprenant le pitch principal du film, ils s’imaginent alors comme lui, à l’intérieur de la matrice.

L’idée de Matrix est assez simple, après avoir été convaincu par deux personnes, le personnage de Keanu Reeves veut bien croire que, la société lui ment, les robots contrôlent tout depuis toujours. Avant d’être éveillé, en « civil », il s’appelait alors Thomas Anderson. Mais comme le dit SCH, une fois sa transformation effectuée, il utilise son alias de hacker : Néo.

Pour effectuer ce changement, il a dû rencontrer Morpheus, et surtout, dû faire face au dilemme le plus célèbre de la pop culture, celui des deux pilules. Choisir entre celle qui fait tout oublier et nous laisse redevenir un esclave des machines. Ou bien au contraire, celle qui réveille, qui n’est pas agréable, mais qui ouvre les yeux sur la réelle société de ce monde. Ce choix cornélien, semble assez clair pour Néo, et à vrai dire, semble aussi partagé par de nombreux rappeurs.

Les artistes sont formels, ils préfèrent quand Gims rappe. À moins qu’ils ne fassent référence au film et donc qu’ils sont prêts à être éveillés, à vous de voir la signification derrière leurs textes.
Il faut en revanche noter qu’un autre rappeur, Disiz, lui, imagine un monde où Néo choisit la pilule bleue. Avec toute l’idée qu’implique ce choix.

De manière générale, les rappeurs ont fait bon nombre de références à Matrix et aux pilules. Au-delà même de ce choix crucial entre la rouge et la bleue, ils font énormément de jeux de mots et associations d’idées. Passent alors des allusions à la consommation et vente des drogues, et des expressions telles que « Faire passer la pilule » ou « Gober la pilule« . Chacun amène sa formule pour renouveler le clin d’œil.

Si l’on évite ces jeux de mots et que l’on revient au principe initial, avoir choisi la pilule rouge ramène donc Néo à la réalité. Une fois complètement éveillé, il se rend compte des conditions inhérentes à la vraie vie. Ses nouveaux amis lui expliquent alors qu’il va devoir s’entraîner pour lutter contre les méchants. Après avoir globalement « téléchargé » des techniques de combat, il s’entraîne dans un dojo, amenant une nouvelle scène marquante, dont Siboy se souvient bien.

Comme le dit Haristone, Néo, petit à petit, notamment grâce à l’entraînement, dépasse ses limites. Ce qui lui permet effectivement d’éviter ses ennemis, mais surtout d’éviter leurs coups et leurs balles. Dans le milieu du rap où, le savoir est une arme, mais une arme reste une arme, cette notion d’esquive fascine. Alors métaphore ou non, les rappeurs n’ont eu de cesse d’y faire référence.

Pour illustrer cette esquive de balle à l’écran, les sœurs Wachowski ont utilisé un procédé appelé « bullet time« . Pour résumer, la scène est filmée de manière à ce que l’on voit le personnage se déplacer au ralenti, ici pour éviter les balles des ennemis.

Alors comme la scène a marqué, les rappeurs n’y font pas référence qu’à travers l’esquive de balles, mais aussi à travers ce ralenti. Le flow, la manière et vitesse de débiter ses mots, étant une discipline chère au rap, parler de ralenti en faisant allusion à Matrix et au rap paraît finalement peu étonnant.

Si vous n’avez pas vu le film, et que vous vous demandez pourquoi Néo a été choisi pour rejoindre l’équipage des défenseurs de la réalité, la réponse est assez simple. Comme en est certain Morpheus dans le film, et comme le dit Ol’Kainry, c’est parce qu’il est « l’élu« .

Quel que soit son domaine, l’idée d’être l’élu a tendance à fasciner. Les artistes ne sont pas épargnés par ce sentiment. Nombreux sont les rappeurs qui pensent faire partie d’une destinée, qu’ils auraient ou non provoquée. Appartenir à quelque chose de plus grand, d’indicible. Là encore, chacun à leur manière, et avec leur idée en tête, ils s’imaginent donc être comme Néo.

De nombreuses œuvres pourraient servir le même rôle de référence à l’élu, mais Matrix est l’une des principales choisie dans le rap français. Autrement, si vous ne comprenez pas le jeu de mots d’Ateyaba, qui a mal vieilli, il fait référence au « forfait Néo« , forfait de téléphone connu dans les années 2010. Une punchline bien ancrée dans son époque. À l’inverse, Jok’Air multiplie les références au film, en cumulant la pilule et le lapin blanc. Rien d’étonnant pour le rappeur qui fait régulièrement des clins d’œil à Matrix dans ses morceaux.
D’ailleurs, si beaucoup se comparent à Néo par rapport à son agilité, sa destinée, ou son éveil, d’autres vont dans des comparaisons plus terre-à-terre. Pour les rappeurs, le style est primordial, alors la tenue trois quart en cuir et les lunettes de soleil du personnage ne les a pas laissé indifférents.

Fascination totale de la part de JuL. Il parle de ces lunettes dans de nombreux autres titres (La Bandite, Les Gens, Mode Akimbo d’SCH). D’ailleurs, Néo n’est pas le seul personnage auprès duquel les rappeurs s’identifient. Il arrive parfois que d’autres se voient plutôt en Morpheus.

Grand, imposant, sûr de lui, Morpheus a tout d’un sage. Alors que l’histoire principale tourne autour de Néo, beaucoup sont ceux qui ont plutôt retenu le personnage interprété par Laurence Fishburn. Mais malgré toutes ses qualités, parfois Morpheus seul ne suffit pas. Alors certains vont jusqu’à combiner plusieurs personnages pour se présenter.

À vous de choisir si vous préférez la fusion proposée par Mairo ou celle de Caballero. Quoiqu’il en soit le résultat a tendance à donner un bon kickeur. Mais si vous êtes vous-même fans de Morpheus, vous apprécierez forcément les références plus précises au personnage proposées par Youssoupha et Passi.

Dès l’année 2000 Passi citait Morpheus, prouvant que le film a eu une résonnance extrêmement rapide. Cependant il reprend ici l’idée de l’antagoniste principal du film, l’Agent Smith. (Heureusement, ce personnage expose justement cette idée à Morpheus, donc la référence fonctionne quand même).
Pour prouver qu’une œuvre culturelle a bien marqué le rap français, il faut qu’elle puisse être associée à de nombreux thèmes. Si l’éveil de soi et du rapport à la société, la violence, le style et même la destinée ont été traités, il manque un élément récurent : les allusions sexuelles. Et pour l’occasion, les références à Morpheus sortent particulièrement du lot.

Mais c’est un autre personnage qui a tendance à intéresser les rappeurs, Trinity. Celle qui découvre Néo, en tombe amoureuse et créé une romance parallèle à l’intrigue principale du film n’a pas inspiré que Laylow pour son premier album. Plusieurs autres rappeurs sont apparemment tombés sous le charme.

Le film réunit donc essentiellement trois personnages principaux Néo, Trinity et Morpheus ainsi que le reste de l’équipe. Ils sont tous à bord d’un vaisseau appelé le Nebuchadnezzar. Et en tant que maître dans les références pointues, Sheldon en a parlé dans son projet FPS.

Cependant, si l’équipe des gentils a été présentée, il reste un personnage extrêmement important, l’antagoniste principal du film, l’agent Smith. Ou plutôt, les agents smiths, qui sont en réalités plusieurs et un peu tous les mêmes. Leur particularité, c’est qu’ils peuvent prendre la possession du corps de n’importe qui (cf la scène du bullet time plus haut), et donc sont globalement partout. Si il arrive que les rappeurs parlent d’eux pour autre chose, c’est essentiellement cet élément qui revient dans leurs textes.

Des dizaines et dizaines de références sont présentes dans les textes des rappeurs. Mais comme souvent, film culte + réplique culte = sample des scènes marquantes dans certains morceaux. Au vu des extraits, la scène de la pilule se marie avec toute sorte de prods.

Il serait encore possible d’écrire des lignes et des lignes sur les références au film. Les clins d’œil à Matrix sont vraiment nombreux, et même au-delà des punchlines et samples, et il y a des titres entiers dédiés à plus ou moins grande échelle, au long-métrage des sœurs Wachowski. Au bas mot, des artistes comme Dosseh, Jeff le Nerf, Mac Tyer, Bosh, Lyonzon ou encore Davodka ont fait des titres appelés Matrix, Trixma ou Matrice. Josman en a même fait le nom d’un de ses premiers EP. Vous pouvez aussi écouter les titres Néo de Vald, Morpheus d’SCH ou même Blue pills, Red pills de Lary Kidd. Les exemples sont vraiment nombreux, on pourrait même parler de l’esthétique de certains clips. Et comme écrit plus haut, Laylow a fait du film son fer de lance en appelant son premier album Trinity. Il se surnomme même Mr Anderson quand il est beatmaker sur un morceau, et son second album L’étrange histoire de Mr. Anderson ne s’appelle pas comme ça pour rien.
Retenez donc que la quasi-totalité du rap français a été matrixée par Matrix, et que vous pouvez en entendre des références chez des artistes de tout horizon. Tout a marqué les rappeurs, de l’esthétique au message globale, en passant par les personnages et l’ambiance générale. Mais si vous voulez entendre un rappeur parler directement du film, le meilleur exemple reste Kaaris pour la promo du dernier volet.

Bien évidemment, l’article aurait été trop long s’il contenait toutes les références à Néo qui esquive les balles ou au choix des pilules, alors si vous aviez d’autres sons en têtes, n’hésitez pas à nous le dire sur les réseaux.